L’histoire de Cameron Wake, c’est avant tout celle de Derek. C’est l’histoire de deux gars. Deux gars passionnés par le sport. Deux forces de la nature. Deux trajectoires qui s’entremêlent. L’histoire d’un mec qui a échoué là où l’autre a fini par trouver sa voie. À force de détours.
Doctor Derek…
Gamin de Beltsville, dans les faubourgs de D.C., Derek Cameron Wake grandit sur les parquets. Son premier amour. Pivot d’abord, puis ailier. Et quand le coach des footeux de la fabrique à talents de la DeMatha Catholic High School de Hyattsville, Maryland, pépinière de dizaines de futurs joueurs NFL et NBA, vient lui faire les yeux doux pour troquer sa grosse balle orange et ses sneakers contre un ballon à lacet et des crampons, l’ado refuse. Pas question d’abandonner les dunks, lay-ups et crossovers aussi facilement. Une résistance vaine face à la détermination et la force de persuasion de l’entraîneur. Et face à la triste réalité : basketteur passionné et dévoué, Derek manque cruellement de talent et est gentiment remercié par son équipe. Trouve-toi un autre sport. Il accepte finalement les avances de Bill McGregor et après des premiers pas comme tight end passe de l’autre côté de la ligne. Très vite, il prend goût à ce rôle de chasseur : « Peu importe qui a le ballon, va le démolir, » résume-t-il sobrement dans le Venice Mag en 2014.
Sacré Joueur Défensif de l’Année par le Washington Post en 99 après avoir envoyé 20 quarterbacks brouter le gazon pour sa dernière campagne de lycéen sous les couleurs des Stags, il s’impose rapidement comme un des jeunes athlètes les plus talentueux du pays. Il n’a que 17 mois de football dans les pattes lorsqu’il débarque chez l’institution Penn State avec une bourse d’études toute payée. Le programme de Joe Paterno vient de perdre trois de ses linebackers, partis vers d’autres cieux, et une belle place toute chaude l’y attend sur le front seven. Derek a beau avoir fait ses armes en tant que defensive end, ses 90 kilos tout mouillés convainquent ses coachs de le faire reculer d’un cran sous peine de ne pas passer l’hiver dans une Big Ten old school adepte des défenses viriles. À un nouveau poste, il voit le terrain dans chacun des 12 matchs des Nittany Lions cette saison-là et vit à fond sa vie de footballeur en herbe. Pourtant, quand il pénètre sur le campus de State College, la NFL est végète à des années lumière dans ses pensées et ses priorités sont bien ailleurs. Nettement plus terre à terre. Bien remplir sa tête, décrocher un diplôme et s’assurer un bon boulot à la fin de ses études. Des ambitions raisonnables, loin des plans de carrière les plus grandiloquents de bien des sportifs universitaires. Des ambitions à l’image de Derek : mesurées et rationnelles.
Quelques plaquages et un block importantissime sur un field goal face à Illinois. Freshman, sans affoler les compteurs, il s’installe tranquillement dans la rotation. Surtout, en se frottant à des mecs pas beaucoup plus gros, pas particulièrement plus forts, pas vraiment plus rapides et encore moins plus intelligents que lui, il commence à se voir cavaler sur un rectangle vert le dimanche après-midi. Malgré une saison de sophomore anéantie par un genou parti en miettes dès la première semaine, le linebacker apparaît tranquillement sur le radar des recruteurs NFL au cours de ses deux dernières campagnes universitaires dans un rôle de run stopper ultra versatile. Capable d’étouffer le jeu au sol, il fait parler sa vitesse pour s’infiltrer jusque dans les lignes arrières et aller chatouiller les cotes des quarterbacks. Surtout, en empilant 5 coups de pied bloqués, il s’impose comme un véritable playmaker sur équipes spéciales. Le genre de profil idéal pour se faufiler dans les derniers tours de la draft. Mais s’il est comme un poisson dans l’eau dans la mêlée, dans un rôle de linebacker de perforation côté faible, Derek galère à suivre les receveurs et tight ends les plus rapides en couverture. Une faiblesse qui fait tâche sur son CV.
Malgré des qualités athlétiques hors-normes et des perf de haut vol le jour du Combine ou de son Pro Day, les petites fiches des scouts NFL livrent un verdict cinglant : « Superbe athlète. Incapable de produire la moindre action clé, » se rappelle Wally Buono, son futur coach en CFL, dans les colonnes du Sentinel Sun en 2010. Malgré un moteur innoyable, une détente verticale ridicule de près d’un mètre 10, un 4.55 supersonique pour un pass rusher sur 40 yards, une explosivité et une puissance bluffantes et une versatilité séduisante, Derek paye au prix fort 8,5 sacks maigrichons en 3 saisons sous le bleu et blanc de PSU. Si bien que l’inévitable arrive.
Snobé par les 32 franchises le jour J de la draft 2005, le téléphone claironne rapidement et il est aimablement convié à rejoindre les Giants pendant le printemps. En juin, après deux petits mois seulement et avant même le début du camp d’entraînement, il est déjà remercié dans l’indifférence générale. Un épisode digne de Hard Knocks se souvient-il dans Sports Illustrated en 2013 : « Tom Coughlin m’a fait venir dans son bureau et m’a sorti le discours habituel : « Nous avons choisi d’aller dans une autre direction et tu n’en fais malheureusement pas partie. » Je me rappelle qu’ils ont signé un autre linebacker ce jour-là. » La mine basse, Derek vide son casier, fourre le tout dans sa voiture et dit adieu au camp de base des G-Men sans trop savoir où aller. Quelques bornes plus loin, il s’arrête sur le parking d’un supermarché. Il y passera près de deux heures. Le regard dans le vide, des questions sans réponses plein la tête.
Arizona, Oakland, Jacksonville, Washington, Baltimore. Quelques essais aussi brefs qu’infructueux, puis plus rien. Plus personne ne se manifeste. Plus personne ne veut de lui. Son téléphone se mure dans un silence assourdissant. Vis ma vie de joueur non-drafté. Contraint et forcé, il renonce presque au football professionnel et passe une année 2006 blanche. Pas de sport, pas de boulot, il se laisse aspirer par une spirale dangereusement négative.
« J’étais sans emploi et je ne faisais absolument rien, » racontera-t-il à ESPN. « Je m’entraînais puis je rentrais chez moi et attendais que le téléphone sonne. J’en étais arrivé à un point où je ne faisais littéralement rien. J’avais 23 ans, j’étais en pleine santé et je voyais ma mère et mon père rentrer du travail. Mes soeurs travaillaient, mes parents aussi et j’étais là, à traîner à la maison toute la journée. J’ai réalisé qu’il fallait que je fasse quelque chose. »
Un Wake-up call. Pendant près de 2 ans, de retour dans son Maryland natal, loin des terrains, loin de ce qu’il aime, il endure un 9 à 5 qu’il déteste de tout son être. Une routine de bureau qui l’empêche de s’entraîner convenablement, le ramollit, ne fait que décupler sa frustration et nourrir ses envies de retour. Chaque fois que son regard se pose sur un match de foot, l’évidence vient le frapper en pleine face. Il a sa place là-bas. Il a sa place avec ces mecs. Il a sa place sur le terrain. Décidé à y croire jusqu’au bout, il arrache sa cravate et balance sa veste de costard de courtier en prêts hypothécaires pour se reconvertir en coach personnel pour la modique somme de 8$ de l’heure dans un Bally Total Fitness du coin. Le prix à payer pour retrouver et surtout maintenir son physique de buffle de Penn State. « Je ne pouvais pas vivre avec le regret de ne pas avoir tout donné, » confie-t-il au Sun Sentinel en décembre 2010.
Pendant 8 mois, à peine 300 balles dans les poches parfois, il s’acharne comme un demeuré à soulever de la fonte à la salle. Et quand il répond aux curieux qu’il se prépare à devenir joueur dans la NFL, on lui rit au nez. « Trouve-toi plutôt un vrai boulot ! » Derek les ignore. Chaque matin, il se lève tôt, s’entraîne et s’empresse de rejoindre Morphée sans trop tarder. Repeat. Plus de friture, plus de bière, une hygiène de vie irréprochable généreusement badigeonnée d’une motivation à toute épreuve.
« La bière ne va pas changer, » raconte-t-il à Phinsider.com en juin 2018. « Dans 10 ans, elle aura encore la même saveur qu’aujourd’hui ou demain, pas ce sack par contre. L’opportunité de réaliser ce sack ne sera plus là dans 10 ans. Alors je préfère prendre le sack, la bière attendra. »
Rien ne peut le détourner de son objectif. Trois lettres. N. F. L. Sur son torse, un badge avec son nom. Ou plutôt, son deuxième prénom : Cameron, imprimé par erreur par le staff de la salle de gym. Un nom avec lequel il se familiarise au fil des mois et qu’il finit par adopter. Un nom sous lequel il rencontre son agent. Un nom sous lequel il traverse la frontière canadienne. Un nom sous lequel l’ancien Nittany Lion s’apprête à prendre sa revanche.
« Tout a commencé par une erreur, puis c’est resté, » explique-t-il au Sentinel Sun en 2010. « Au bout d’un moment, j’ai fini par réaliser que Cameron n’était pas un mauvais footballeur du tout. Derek n’avait pas eu autant de succès, alors j’ai adopté Cameron. Avec le recul, j’avais l’impression d’être involontairement devenu une toute nouvelle personne. »
… and mister Cameron
En juin 2007, les BC Lions flairent le bon coup malgré l’avis catégorique des recruteurs NFL deux ans plus tôt. L’ouragan Wake s’apprête à déferler sur les côtes de l’Ouest canadien. Une tempête endormie depuis 24 mois. Pareil à un volcan plongé dans un interminable sommeil depuis des millénaires, sans le moindre signe annonciateur, celui qui avait presque tiré un trait sur le football va entrer en éruption.
« Ce n’est pas comme s’il débarquait d’une équipe de Division II. On parle d’un mec qui a joué à Penn State. Les Giants le tenaient à leur camp d’été, mais les franchises se ratent parfois, » expliquera Wally Buono, coach et GM des BC Lions et accessoirement quintuple vainqueur de la Coupe Grey. « Dès qu’on l’a vu à l’entraînement pour la première fois, ça a été une évidence. Quand on en aura besoin à tout prix, Cam sera là pour nous sortir un gros jeu. »
Dans la baie bleutée de Vancouver, Cam découvre un football « pur. » Pas de contrats sur lesquels les zéros s’empilent à perte de vue, pas de starisation à outrance. « La plupart d’entre nous jouions littéralement contre 40 ou 50 000 dollars par an, » confie-t-il à Jason Cole de BleacherReport en 2015. De quoi mener une vie des plus plaisantes explique le serial rusher, mais surtout, des montants à des années lumières des contrats millionnaires de la NFL qui rappellent aux joueurs pourquoi ils s’époumonent sur le terrain saison après saison : l’amour du jeu.
« Beaucoup de gars avaient un autre emploi pendant l’intersaison, y compris des jobs où ils gagnaient plus d’argent qu’en jouant au foot, » poursuit-il sur BR. « Mais ils se pointaient quand même au début de chaque saison parce qu’ils voulaient jouer à tout prix. Il y avait un vrai esprit fraternel. On jouait ensemble, s’entraînait ensemble, vivions dans le même quartier de la ville. En NFL, ça n’a rien a voir. Ici, une fois la journée achevée, tout le monde rentre chez soi retrouver sa femme et ses enfants. »
Des vestiaires plus intimistes qui font presque peine à voir à côté des palaces de sa voisine du sud, des installations aux proportions nettement moins exubérantes, un menu bien plus modeste à la cantoche, c’est un football professionnel plus terre-à-terre que Cameron découvre au Canada. Il doit même faire sa propre lessive ! En déplacement, pas question d’embarquer dans l’avion quelques heures seulement après le coup de sifflet final pour rentrer au bercail, le retour se fait le lendemain matin, l’occasion pour l’équipe de passer un temps précieux ensemble, d’apprendre à se connaître et de renforcer la cohésion qui unit tout ces gars qui, pour beaucoup, ont traversé la frontière pour poursuivre un rêve de professionnalisme que la NFL leur a refusé. Même entre adversaires on se retrouve pour partager une bouffe après le match.
« La ligue était nettement plus petite et on se retrouvait facilement à connaître la moitié des gars parce qu’on s’appelait et on se disait, ‘Hey, allons manger un morceaux et traîner ensemble après le match.’ C’était tellement différent. »
Un matelas posé à la va-vite dans un sous-sol loué pour une poignée de dollars, pas de sommier et quelques affaires pour vaguement remplir la petite pièce. Pas de télévision, pas d’internet, pas beaucoup de distractions, Cameron s’impose une vie simple et sans excès. Sa seule folie, un vélo acheté 40 balles avec lequel il se rend à l’entraînement. Lucide quant à la précarité de sa situation de footballeur immigré, il hésite à rehausser le confort de son existence canadienne. Dans cette ligue plus humaine et ce pays où il ne connait personne, il s’épanouit sur le terrain à défaut de s’éclater dans sa vie de tous les jours, gagne en maturité et apprend à se contenter de peu. Defensive end intérimaire à Penn State, Cameron rejoint l’extrémité de la ligne de front à temps plein et se mue en véritable machine à sacks dans un football canadien obsédé par les airs, sur un terrain plus large quadrillé par des défenseurs tous plus petits que de l’autre côté de la frontière. Pour sa première au pays de l’érable face aux Argonauts de Toronto, il engloutit le quarterback trois fois et est nommé Joueur Défensif de la Semaine. Quelques mois plus tard, il décrochera le premier de ses deux titres consécutifs de Meilleur Défenseur de l’Année et sera nommé Rookie of the Year. Tour à tour, les passeurs de la CFL font la connaissance fracassante avec le numéro 91. Un numéro chargé de sens pour Cam. Pour ne jamais oublier ce par quoi il a dû passer. Pour ne jamais oublier d’où il vient. Pour ne jamais oublier ceux qui l’ont oublié.
« La raison pour laquelle je porte le 91 remonte à l’époque où j’étais sans job, » raconte-t-il au Palm Beach Post en décembre 2018. « Pour les camps d’entraînement, les effectifs NFL sont composés de 90 gars. Les 32 équipes passent en revue leurs joueurs disponibles et choisissent 90 types. Et je me suis retrouvé, au minimum, à être le 91e meilleur joueur potentiel auquel chacune des équipes pouvait penser. Chaque jour j’enfile ce numéro pour ne jamais oublier. »
À Vancouver, plongé dans un football pro qui aura enfin cessé de le fuir, il s’impose une hygiène de vie monastique, sans le moindre excès. Pas de fiesta, pas de filles, pas d’alcool, pas de bouffe riche et grasse. Au lieu de tout ça, il passe des heures à sculpter un corps aux allures de sac de muscles à la salle de gym, à analyser chaque action pour affiner sa technique ou ajuster ses tactiques d’approche et se cantonne à un régime alimentaire sain. Le maître mot de sa vie : raisonnable.
Deux ans et 39 sacks après son arrivée dans la tanière des BC Lions, la NFL se souvient soudainement de son existence. 17 prétendants, 8 mises à l’essai et un grand gagnant. Le 15 janvier 2009, Cam est passé au crible par les Dolphins. Trois jours plus tard, le rookie de 25 ans signe un contrat de 4 ans pour 4,9 millions et un petit bonus de signature de un million de dollars. Le casse du siècle pour la franchise de Miami. Elle tient le digne successeur de Jason Taylor et Joey Porter. De retour du bon côté de la frontière du ballon à lacet, les quarterbacks de la Ligue Canadienne peuvent enfin dormir tranquilles.
14 matchs, une titularisation, un rôle de pass rusher de situation et plein de promesses. Dans une première saison qui ressemble à une longue séance d’acclimatation à un nouvel univers et de réadaptation à un sport légèrement différent que sa version canadienne, Wake fait le bonheur de ses coachs. Une vingtaine de plaquages, 5 sacks et demi, il profite de chaque instant pour briller dans un rôle d’intermittent du spectacle sur la ligne. Le staff floridien ne s’est pas trompé. Il tient là un véritable diamant pas si brut que ça. Une saison dans les jambes et un été bien rempli, en 2010, le numéro 91 est nommé titulaire. 14 sacks, 21 plaquages derrière la ligne, 3 fumbles forcés et avec 6 années de retard, Cameron s’impose enfin comme l’un des meilleurs pass rushers de sa génération.
Au fond de lui, Derek peut être fier. Car s’il est devenu Cameron, c’est un peu grâce à lui.