Motormouth. Une grande gueule. Une langue bien pendue qui tente littéralement de se faire la malle. Un trash talker professionnel. Sur une ligne de mêlée où les corps s’entrechoquent, John Randle lance une nouvelle ère : celle de la guerre psychologique. Pourtant, rien ne le prédestinait à ce rôle de provocateur hilarant. Ses premiers pas, c’est dans la misère absolue qu’il les fait.
Les Misérables
Mumford, Texas. Hameau d’une grosse centaine d’âmes paumé au coeur du Lone Star State, sur les flancs de la rivière Brazos. Pas le moindre feu de signalisation, une petite école primaire, une seule boutique, un cimetière, quelques champs de céréales et du coton à perte de vue. C’est dans ce trou perdu au fin fond du Texas que grandit le futur Hall of Famer. Une mère aimante et profondément croyante, un père absent qui ne fera que quelques apparitions furtives dans sa vie et deux frères aînés, John Randle et sa famille vivent dans le dénuement le plus total. À 200m de la route principale, une petite maison de planches blanches posée sur des parpaings construite des décennies plus tôt pour les travailleurs saisonniers qui envahissaient les champs de coton le temps de la récolte. Des toilettes extérieures, pas d’eau courante, pas d’isolation, pas de chauffage, pas d’air conditionné, pas de télévision, un toit en taule, une cuisine où même des Lilliputiens se sentiraient à l’étroit. Dans l’une des trois pièces, un poil à bois et un lit dans lequel s’entassent les trois frangins. Leur douche, un bidon d’eau d’une quarantaine de litres qui pendouille à un vieux crochet rouillé à l’arrière de la maison. Des conditions moyenâgeuses.
Femme de ménage, Martha gagne 23 pauvres billets par semaine pour subvenir aux besoins sommaires de la petite famille. Pendant l’été, elle travaille dans les champs de coton contre 3,75 malheureux dollars de l’heure. Du beurre dans les épinards.
« Ma mère était mon roc, » se souvient John dans le Waco Tribune Herald en 2011. « Nous n’avions vraiment rien chez nous, et tout à coup, elle arrivait avec quelque chose sorti de nulle part. Un jour — boum ! — nous avions du poulet rôti ou je ne sais pas quoi…Elle nous a toujours appris à aller de l’avant, à ne jamais regarder en arrière. »
Amour inconditionnel et discipline de fer. Au moindre écart, Martha sort le martinet pour remettre ses fils dans le droit chemin et maintenir l’autorité dans sa famille. Dure, mais juste. Toujours. À Mumford, pas de lycée, pas de terrain de football. John fait ses armes à la modeste Hearne High School, à une vingtaine de bornes au nord de son trou natal. Si l’aller se fait en bus, le retour se fait bien souvent en stop. Et quand l’ado ne se vide pas la tête sur le terrain, il accompagne sa mère dans les champs de coton pour rapporter quelques précieux dollars de plus. Un jour, lassé de devoir systématiquement tendre le pousse pour rentrer des entraînements nocturnes et parfois arriver chez lui bien après minuit, il déboule dans la maisonnette et balance à Martha son envie de lâcher le football pour pouvoir passer plus de temps avec ses amis et profiter de son enfance tant qu’il en est encore temps. Hors de question lui réplique sa mère, hors d’elle. N’abandonne pas. N’abandonne jamais. Le football sera ton ticket doré vers une vie meilleure. Femme imposante d’un mètre 85 et près de 100 kilos, on ne contredit jamais Miss Randle. Quand elle dit quelque chose, on s’exécute. Amour maternel et autorité paternelle réunis dans un même corps aimant. Deux en un. Martha éduque ses trois fils avec force et courage. « Impossible d’élever meilleure personne que John Randle, » se souvient, Robert Davis, son premier coach au lycée.
« 90% de ce que je suis aujourd’hui, je le tiens de ma mère, » confie John au Grand Forks Herald en août 2010, à quelques jours de rejoindre le Hall of Fame. « Nous n’avions rien, mais elle n’a jamais abandonné. »
Dans la misère de son enfance, John puise sa force. Un mental à toute épreuve hérité d’une jeunesse dans la pauvreté. Une éthique de travail irréprochable inculquée par une mère exemplaire. Il connait les vertus du travail comme personne. Surtout, il sait mieux que quiconque que les efforts finissent toujours pas être récompensés. Le mérite n’a aucun secret pour lui et ses frères.
1 mètre 85 comme sa mère, pas loin de 110 kilos à son poids de forme, guard en attaque, defensive end en défense, il rafle toutes les récompenses imaginables dans son petit district paumé comme dans son État pour un pass rusher. Une carrière lycéenne en catimini, mais suffisamment séduisante pour émoustiller les recruteurs locaux. Si bien qu’il pense un temps emboîter le pas de son frère Ervin et signer à Baylor avant que ses mauvais résultats scolaires ne le rattrapent et ne l’obligent à renoncer à un programme offrant une scolarité de 4 années. Trop léger pour les lignes défensives des grosses universités d’après la majorité des scouts de Division I, il doit se replier sur le petit Trinity Valley Community College d’Athens, à plus de 200 kilomètres au nord de Mumford. Là-bas, le déclic opère. John, gros nounours qui, jusque-là, s’était contenté de profiter de ses longs bras et de ses kilos, prend soudainement conscience de tout le potentiel qui sommeille en lui se souvient Keith Walters, son coach de l’époque. Il commence à soulever de la fonte, à s’affûter physiquement, à gagner en vitesse et en agilité et surtout, il se laisse rapidement séduire par un rôle de leader qui lui vient le plus naturellement du monde.
L’homme qui vit
Freshman, John croque dans un Big Mac pour la toute première fois de sa vie. Un luxe inatteignable pour lui il y a quelques mois encore. Pour la première fois aussi, il découvre les joies d’une vraie salle de bain. Plus besoin d’imbiber une vieille éponge pour se laver ou de se ruer dehors sous le déluge et le froid en cas d’envie pressante. Loin de Mumford, il découvre une autre vie. Une vie faite de privation, toujours, mais égayée par des plaisirs simples et nouveaux. Jusque-là totalement inconnus ou bien hors de portée. Une vie où le confort le plus élémentaire pour bien des foyers américains relève du luxe absolu pour le gamin du Texas profond.
« Nous n’avions rien du luxe auquel nous sommes habitués aujourd’hui, » raconte Randle dans le Waco Tribune-Herald en 2011. « Nous n’avions ni eau courante, ni toilette intérieure… Nous n’avions pas de machine à laver. Ma mère lavait le linge à la main et l’étendait sur une corde, jusqu’à ce que j’arrive à l’université. Nous faisions de notre mieux avec ce que nous avions. »
L’année suivante, Coach Walter se voit offrir un poste à Texas A&I University, mais n’oublie pas John Randle pour autant. Travailleur infatigable, soif d’apprendre inétanchable, boule d’énergie inépuisable, hors de question de se passer d’un spécimen pareil. JUCO All-American pour sa saison de sophomore, le défenseur rejoint son ancien coach à Kingsville, dans le sud de l’État, l’année qui suit. Dans la Lone Star Conference du deuxième échelon universitaire, Randle sème la terreur pendant deux saisons. Explosif, vif, féroce et inusable, il épuise les bloqueurs adverses et rend fous les quarterbacks. Sur les terrains, il exploite ses longs segments davantage qu’il ne fait parler ses méninges. Joueur athlétique plus que technique, d’instinct plus que cérébral, il use d’un arsenal de moves restreint, mais maîtrisé à la perfection. En 88, avant-dernière année sur les bancs de la fac, il empile pas moins de 20 sacks. Un an plus tard, pour sa der universitaire, il en rafle 14 de plus. Pendant ses deux saisons à Kingsville, les Javelinas auront décroché 20 succès pour seulement 4 revers, remporté deux titres de conférence, disputé deux fois les playoffs de Division II et échoué en demi-finale en 88.
« Arrêtez de vous focaliser sur sa taille et ne faites pas l’impasse sur lui sous peine de le regretter amèrement.» Richard Cundiff, coordinateur défensif des Javelinas a beau passer en boucle le même refrain à tous les recruteurs qui viennent à la pêche aux infos, personne ne l’écoute. Des centimètres, plutôt que quinze poumons. Une belle berline, plutôt qu’un compacte au moteur inépuisable. 28 équipes, 12 tours, 332 joueurs, mais pas le moindre John Randle. Ils sont tous tombés dans le panneau. Pour le défenseur, loin d’être abattu ni même juste déçu, c’est une nouvelle source de motivation dont il se gave sans retenue. Aller cueillir son destin plutôt que de l’attendre vainement.
« Tous les recruteurs pensaient que j’étais trop petit, » se rappelle-t-il. « Mais j’étais déterminé à me mesurer aux mecs de la NFL. Je me disais, « Si je ne le fais pas un jour, je le regretterai toute ma vie. » »
Rookie non-drafté, il est avidement courtisé par les Buccaneers et à deux doigts de s’engager sur le galion floridien après une mise à l’essai concluante avant de sauter par dessus bord à la dernière minute. Inside linebacker depuis 5 ans à Tampa, dans une franchise engluée dans un tourbillon de nullité abyssale depuis près d’une décennie, Ervin, son grand frère, lui conseille de décliner l’offre. Surtout que les Bucs envisagent de le convertir linebacker, un poste auquel il n’a jamais joué de sa vie. Une aberration. Le point de chute floridien abandonné, un essai avec les Falcons raté, John s’envole vers les 10 000 lacs du Minnesota et une franchise bien décidée à ne pas lui imposer un changement de poste contre nature. Car malgré sa petite taille pour les standards NFL, Randle est un defensive tackle dans l’âme. Quand bien même à côté du mètre 91 et des 142 kilos de Cortez Kennedy, DT drafté le plus haut cette année-là, il ressemble à un nain, pas question de migrer sur le deuxième rideau défensif. John veut être au front. En première ligne. Et ça tombe bien, car la franchise des Twin Cities raffole des modèles réduits sur son premier rempart. Plus compacts, mais terriblement plus explosifs et mobiles.
Coordinateur offensif puis head coach des Vikings depuis plus de deux décennies, Jerry Burns se frotte les mains. Dès sa mise à l’essai, Randle met toutes les cartes de son côté, se porte volontaire pour jouer sur les équipes spéciales, s’impose des lignes droites en rab sans que personne ne le lui demande et se donne sur chaque action comme si sa vie en dépendait. Rigueur bluffante, envie sans fin, détermination à toute épreuve, enthousiasme contagieux, vitesse d’exécution, le technicien des Violets est sous le charme. « Nous avons eu une chance incroyable de récupérer John. » Chez les vétérans de la ligne offensive, nettement moins d’enthousiasme devant cette « petite » boule de muscle qui leur en fait baver à chaque entraînement et qu’ils surnomment rapidement Little Muscle. « Met le frein à main ! » lui beuglent-ils. Coincé entre un coach qui lui dit d’aller toujours plus vite et des vieux bloqueurs qui lui disent de ralentir, John choisit évidemment d’écouter les consignes de Burns. Désolé les gars.
« Je pense bien ne jamais avoir vu un gamin se battre autant pour intégrer l’équipe, » commente un Burns admiratif à la fin de l’été 90. « Et quelle vitesse sur la ligne ! »
Pendant sa première année, chaque soir, avec sa compagne Rosie, il s’adonne à un quizz un peu spécial pour ingurgiter au mieux le playbook des Vikings. Parfois, elle s’improvise même snapeuse pour qu’il travaille son timing et sa réactivité sur les mises en jeu. Anticiper et avoir un temps d’avance sur ses vis-à-vis, c’est l’une de ses plus grandes forces. Un lundi soir d’octobre 1990, à Phillie, il bondit au travers de la muraille verte des Eagles, emboutit Randall Cunningham 9 yards derrière la ligne de mêlée et fait sauter le ballon des bras du quarterback. Son tout premier sack en pro. Son seul de la saison. Mais loin d’être le dernier. Sur le bord du terrain, dans une campagne morose, le staff sait qu’il a fait le bon choix en allant chercher ce mec dont personne n’avait voulu quelques mois plus tôt.
Serial trash talker
Dès son premier été dans le Minnesota, Randle passe le cut, signe un contrat de 55 000 dollars et s’installe progressivement dans la rotation au coeur de la ligne défensive. Un an plus tard, déjà propulsé titulaire, il décroche 9,5 sacks. Boule d’énergie capable de courir le 40-yard dash en 4,50, il prend un malin plaisir à semer la zizanie dans les crânes des stoppeurs adverses. Sur la première action, il utilise sa vitesse pour déborder sur l’extérieur. Sur la deuxième, il opte pour un bull rush féroce tout en puissance qui envoie son vis-à-vis sur le cul. Sur la troisième, il exécute un spin move tout en finesse et en vitesse pour se glisser entre le guard et le centre. Son répertoire nouvellement étoffé est sans fin. Et surtout, il ne ferme jamais sa grande gueule. Avant, pendant, après. Il harcèle ses adversaires de mots sur chaque action. En 1992, sous l’impulsion d’un grand renouveau dans le coaching staff, il explose aux yeux de tous. Dennis Green nommé entraîneur, Tony Dungy coordinateur défensif et John Teerlinck coach de la ligne défensive, John Randle s’éclate et avec 11,5 sacks à la fin de la saison, lance une série folle de 8 campagnes consécutives avec un minimum de 10 sacks.
La clé du succès, la transition d’une approche two-gap, sur laquelle John devait s’occuper des deux espaces entourant le guard positionné en face de lui, à une one-gap, où il n’a plus qu’un seul trou comme unique objectif et peut exploiter sa vitesse à merveille. Pourtant, Tony Dungy est sceptique quant à sa capacité à s’ajuster à ce nouveau rôle. Pour lui, il est taillé sur mesure pour Keith Millard, qui, à peine trois ans plus tôt, décrochait le record de sacks pour un tackle défensif avec 18 scalps. Seul problème, Dennis Green vient de l’envoyer à Seattle. Un faux problème pour le coach et sa fine moustache, car pour lui, Randle a le profil idéal. Mou dubitative de son DC. Jusqu’à une belle journée d’été 92, en plein camp d’entraînement, quand John sort un move inédit de sa poche et parvient enfin à battre le colosse et futur Hall of Famer Randall McDaniel. Une première. Un déclic.
« Le jour où j’ai enfin battu Randall, tout le monde à fait une sorte de, ‘Ooooooh !’ Comme si quelqu’un avait lâché une insulte en pleine église, » se souvient Randle dans le Grand Forks Herald.
Pas de match ? Pas d’entraînement ? Pas une raison pour se la couler douce et se laisser rouiller sur place pour autant. Toutes les occasions sont bonnes pour parfaire sa technique. Teerlinck se souvient d’un épisode surréaliste dans un Cub Foods, une chaîne de supermarchés de l’Illinois et du Minnesota : « John marche dans un rayon et il y a cette femme qui arrive en face de lui avec son chariot, » raconte-t-il dans 100 Things Vikings Fans Should Know and Do Before They Die de Mark Craig et Randall McDaniel. Appliquant à la lettre les consignes de son coach lui recommandant de travailler ses techniques de pass rusher dans n’importe quelle situation de tous les jours, John avance vers elle et commence à s’enrouler autour du caddy tout en pivotant pour exécuter un spin move plein de grâce. Saisie d’effroi, la cliente se fige et se met à hurler en appelant l’aide d’un gérant sous les yeux hilares des deux Johns.
D’un calme olympien tout au long de sa carrière d’étudiant, joueur discipliné et calme, comme transcendé par cette ascension dans le monde pro qui semble vouée à se jamais cesser, John Randle se mue soudainement en one-man show sur pattes. Le visage badigeonné de noir, les yeux écarquillés et surtout la langue bien pendue. Littéralement parfois. Il braille, beugle, crie, hurle, vocifère et déblatère un trash talk savamment élaboré.
« Il faisait ses révisions sur vous, » se souvient Tom Thayer, ancien guard des Bears. « En tant que lineman offensif, tu as l’habitude que les joueurs de ligne défensive l’ouvrent en permanence. Mais John allait jusqu’à lire la brochure presse d’avant match et dénichait un petit détail sur vous avec lequel il n’allait plus vous lâcher du match. J’ai toujours trouvé ça plutôt drôle, mais ça n’est pas le cas de tout le monde. »
Ce qui devient rapidement sa marque de fabrique et une arme de distraction massive n’est pourtant qu’un réflexe d’auto-défense à la base. Il commence à s’imposer comme une force dominante sur la ligne pour sa 3e année avec les Vikings lorsqu’il tombe sur un lineman offensif qui lui rentre dedans comme personne ne l’a jamais fait auparavant. Il le bouscule après le coup de sifflet, lui marche sur le pied sur l’action suivante et l’inonde d’insultes sans interruption. La prochaine fois qu’il croisera le chemin de ce type, il aura fait le plein de munitions pour riposter.
« Après que le gars ait commencé à se foutre de moi, quand on s’est recroisé pour la première fois, je lui ai demandé comment il le prendrait si je débarquais à Houston pendant l’intersaison et lui infligeait le même traitement, » se souvient Randle sur ESPN.com en 2014. « Il a été complètement décontenancé. Il m’a regardé et m’a dit, ‘Comment tu sais que je vis à Houston ?’ C’est comme ça que tout a commencé. »
Et quand un vis-à-vis s’aventure vainement à essayer de riposter, John contemple son oeuvre avec le sentiment du devoir accompli.
« J’adorais quand quelqu’un essayait de me faire taire parce que généralement ça finissait pas impliquer le quarterback. Quelqu’un essaie de te provoquer, alors le quarterback demande le calme pour pouvoir appeler son jeu ou je ne sais quoi et tout à coup tout le monde dit à l’autre de la fermer et ils doivent appeler un temps mort. J’ai plus qu’à m’éloigner et contempler le bordel que j’ai provoqué. »
Entrer dans les têtes avant d’entrer dans les corps. Près d’une décennie plus tard, après avoir passé pas loin de 15 ans à entrer dans le gras des quarterbacks, il deviendra seulement le 14e joueur non-drafté à faire son entrée au Hall of Fame de Canton, lui, le gamin trop petit pour son poste qui a grandi dans un taudis du fin fond du Texas. Il lui a juste fallu y croire. Ne jamais cesser d’y croire.
« Combien de centimètres mesures-tu importe peu. C’est la taille de ton coeur qui fait de toi quelqu’un de grand, » conclut-il plein de sagesse dans les colonnes du Duluth News Tribune en 2010.
De la misère à la reconnaissance ultime de ses pairs. Le Cendrillon du Gridiron.