Graham Gano. Lawrence Tynes. Si l’Australie et son footy est devenue l’un des fournisseurs officiel de la NFL en matière de botteurs, l’Écosse n’est pas en reste. Au pays du rugby, du kilt et du scotch, germe en silence une race unique de pros de la gâchette. Son dernier spécimen : un type bâti comme un troisième ligne aile planqué sous une épaisse tignasse blonde.
Il faut marteler et buriner
Inverness. Littéralement, « La bouche de la rivière Ness. » Capitale auto-proclamée des Highlands qui se dresse à l’embouchure de ce bras d’eau douce qui s’écoule depuis le Loch Ness tout proche pour aller déverser son flot tranquille dans le Moray Firth, cet ersatz de fjord qui se jette dans la mer du Nord. Une cité millénaire marquée par l’histoire et dominée par son bienveillant château aux tours crénelées érigé au 19e siècle sur les ruines d’une ancienne forteresse dont la dernière pierre fût posée en 1057. Un bout d’Écosse bucolique où Jamie voit le jour en juillet 1997. À une époque où les Browns sont encore techniquement cryogénisés depuis leur déménagement houleux à Baltimore. Morts-vivants. Le cadet des soucis de cet ado qui trouve le football profondément barbant. Soporifique même. En bon Écossais, Gillan n’a d’yeux que pour le rugby. Un autre ballon oval. Un autre sport. Une autre mentalité.
« Je ne pensais absolument pas à la NFL, au football ou à quoique ce soit, » confirme-t-il à Bleacher Report en septembre 2019. « J’étais un mec de rugby. J’aimais ça cogner d’autre gars. »
En 2013, Jamie traverse l’Atlantique lorsqu’il choisit de suivre son père, employé de la Royal Air Force fraîchement muté dans le Maryland. Sur les bords de la paisible Breton Bay, à quelques encablures de l’embouchure du Potomac, il s’intègre paisiblement à sa nouvelle vie. Demi d’ouverture incapable de renier son amour de toujours, il rejoint le Pax River Rugby Club et fait honneur à son héritage en représentant fièrement leurs couleurs sur l’équipe all-star de sa catégorie U19. « J’étais le Baker Mayfield de l’équipe, » simplifie-t-il des années plus tard pour expliquer grosso modo à quoi correspondait son poste. Une position clé au coeur de l’action où le jeu de mains compte autant que le jeu de pied. Un poste où l’on tape des drops et on allume des chandelles. Un poste où, en somme, on punt.
Quand la saison de football reprend sa routine l’été suivant, installé en tribunes, il se prend d’intérêt pour ce ballon à lacet si semblable et pourtant si différent de celui du XV. Surtout, il est convaincu de pouvoir faire mieux que les kicker qui défilent sous ses yeux. À commencer par celui des Raiders. Quelques semaines plus tard, les casqués de Leonardtown High School cherchent justement un botteur capable de botter le derrière de leur frappeur et d’éventuellement renverser la hiérarchie. Gillan a 17 piges et s’apprête à boucler le lycée, mais se laisse tenter par le challenge. Lorsqu’il se pointe à l’entraînement pour son essai, Brian Woodburn se plante juste à côté de son buteur au popotin menacé. Un missile. Deux missiles. Trois missiles. L’un après l’autre, Jamie décoche des coups de godasse d’une violence inouïe. Le coach se tourne à peine vers son kicker : « Tu es viré. » Jamais il n’a vu un frappeur aussi naturel dans sa mécanique et dévastateur dans son exécution.
Le temps des cinq rencontres d’une fin de saison expéditive, Jamie va tabasser les ballons sans une once de compassion. Tellement que son coach lui colle le surnom de Scottish Hammer en assurant que ce sobriquet fera bientôt un carton. Un blase loin d’être usurpé, mais que Gillan déteste. En cinq matchs, le natif d’Inverness et sa guibole gauche ne font pas dans la dentelle et l’écho de leurs coups de taloche parvient aux oreilles de recruteurs universitaires qui n’avaient aucune idée de son existence quelques semaines plus tôt. Kentucky, Old Dominion, Delaware State, Towson. Des programmes de second rang et des offres de second rang. Aucun deal de scolarité complète. Une inscription volontaire (walk-on) ou un grayshirt, ce redshirt du pauvre sans bourse d’étude, sans match et sans entraînement. Une semestre entier à se ronger le frein avant de pouvoir devenir étudiant à temps plein et intégrer l’équipe. Deux perspectives aussi nazes l’une que l’autre qui n’emballent pas Jamie. À tel point qu’il envisage un temps de retourner plaquer, courir, raffûter et rucker en Écosse s’il n’obtient pas de bourse tous frais payés. C’était sans compter sur la magie des réseaux sociaux.
Petit programme de Division II dans la banlieue est de Washington D.C., Bowie State vient à la charge avec une offre intéressante à défaut d’être véritablement excitante. Il ne reste que trois semaines avant le début des camps printaniers et si son avenir pointe de plus en plus vers les Bulldogs, Jamie a beau avoir donné sa parole, il n’a pas encore signé le moindre bout de papier le liant officiellement au programme. Pendant ce temps-là, à plus de 1600 bornes au sud-est, une autre fac confidentielle est en émoi. Sur une publication Facebook, les Golden Lions expliquent que leur buteur vient d’annuler son recrutement et qu’ils leur faut un remplaçant de toute urgence. The rest is history.
« Trent, un de mes bons amis, est tombé dessus, leur a envoyé ma compilation en commentaire et c’est comme ça que j’ai reçu une bourse d’études cette nuit-là, » raconte Gillan à SB Nation en mai 2019. « Il ne m’a même pas envoyé le post. Il ne m’a rien dit. Il était à la salle de gym et leur a envoyé mes bandes vidéo. »
Dans la soirée, alors qu’il est en train d’écluser des bières entre potes, Jaime reçoit un drôle d’appel en provenance de l’Arkansas. Un État dont il ignorait jusqu’à l’existence et dont il écorche la prononciation s’amuse-t-il. « Ar-Kansas. » Au bout du fil, un type d’Arkansas-Pine Bluff avec un accent sudiste à couper au couteau et n’y allant pas par quatre chemins lui offre le kit complet. Une bourse d’études tous frais payés. Jamie se tourne vers ses camarades de beuverie déjà finement éméchés en leur disant qu’un gars est en train de lui offrir une scolarité gratuite à l’autre bout de la ligne. Qu’est-ce que je dois faire ? « Hmmmm, okay. Quelle division ? » Division I. « Très bien, parfait. Envoyez-moi les papiers. » À l’autre bout du fil, la surprise. C’est tout. Même pas la moindre question ? « Non. » Jamie raccroche et se joint au concert de hurlements virils de ses potes. La soirée sera longue et arrosée cette nuit-là. La gueule de bois du gratinée.
« Je me suis réveillé le lendemain matin et j’avais totalement oublié que j’avais accepté une bourse d’études, » confie-t-il au Washington Post en septembre 2019.
Quelques jours plus tard, deux sacs jetés à la va-vite sur l’épaule, une rapide explication à ses parents, un petit détour chez coach Woodburn pour lui offrir une bouteille de scotch et il embarque dans l’avion. Le vieux whisky écossais, ils le boiront ensemble lorsqu’il signera son premier contrat NFL lui promet son ancien entraîneur qui prend même soin de l’écrire sur l’étui pour ne pas l’oublier. Direction l’inconnu. Pine Bluff, à quelques bornes au sud de Little Rock, en plein Vieux Sud. Dans ce bout du comté de Jefferson à majorité afro-américaine. « J’ignorais totalement que c’était une université historiquement noire jusqu’à ce que j’arrive là-bas, » s’amuse-t-il. Du côté de Bowie, on ne se marre pas du tout. La pilule est dure à avaler.
« J’ai entendu dire qu’ils étaient vraiment fâchés, » avoue-t-il à BR en septembre 2019. « Mais sérieusement… c’est difficile d’ignorer une bourse d’études complète pour une université de Division I. »
En trois heures, quelques posts Facebook et un coup de fil, Gillan vient de s’offrir une carrière universitaire dans la plus haute division de la NCAA et sans devoir lâcher un cent comme on prend un billet d’avion dernière minute pour partir se dorer la pilule sous le soleil des tropiques. Sur un coup de tête. Sans réfléchir. Le tout, dans un programme dont il ignore ab-so-lu-ment tout. Dans le feu de l’action, il n’a même pas pris la peine de googler le nom de la petite fac pour aller gratter quelques infos. Ne serait-ce que leur totem. Le Golden Lion et sa crinière de feu. Ou plutôt, il l’a fait une fois dans la salle d’embarquement, quand le sort en était déjà jeté. Même avec le recul, il s’en contrefichait. Jouer, voilà la seule chose qui l’intéressait.
« Je me moquais de savoir où c’était ou à quoi ça ressemblait, » développe-t-il sur les pages web de SB Nation. « J’ai juste vu scolarité gratuite, bouffe gratuite, salle de gym gratuite, football gratuit, tout gratuit — ok, je suis partant. J’allais pouvoir m’entraîner gratuitement. Et comme je le répète à tout le monde, j’adore la muscu. J’aime soulever des affaires. J’aime frapper des affaires. J’aime m’étirer. J’aime le fait de m’affuter. Dès que j’ai entendu que ça serait gratuit, j’ai dit, où est-ce que je signe, je me fous de savoir où c’est. »
Un autre État. Un autre coin des States. Une autre culture. Mais rien qui ne puisse effrayer ce gamin habitué à valdinguer et à déménager depuis sa plus tendre enfance. « J’ai habité dans 12 endroits différents depuis que je suis né. » Le mélange des cultures et les nouvelles rencontres, il y a été biberonné des deux côtés de l’océan Atlantique. Surtout, il va pouvoir cogner des ballons et apprendre deux ou trois bricoles gratis.
Minorité visible
Un grand Blanc à l’interminable tignasse dans un HBCU, une Université Historiquement Noire, où il fera partie de la minorité. Anecdotique, rigolo à la rigueur, pour celui qui avait pris les 4 lettres pour « une sorte de sponsor ou de partenariat quelconque. » Une rentrée de plus dans un établissement où il ne connaît encore personne, mais ne tardera pas à se faire quelques-uns de ses meilleurs potes malgré la barrière parfois intimidante de la différence.
« Quand je suis arrivé là-bas, un des gars m’a dit, ‘Tu sais que c’est une université traditionnellement noire ?’ Je lui ai répondu, ‘Qu’est-ce que ça veut dire ?’ Il m’a expliqué, ‘Tu vas vraiment faire partie de la minorité ici.’ J’ai répondu, ‘Ok, cool.’, » raconte-t-il dans les colonnes du Washington Post à l’automne 2019. « J’ai commencé à comprendre ce que voulait dire HBCU. Ça ne m’a posé aucun problème. J’avais une bourse d’études complète. Je n’ai jamais été traité différemment parce que j’étais blanc, parce que je n’ai jamais agi différemment de d’habitude, parce que je suis moi-même. Je suis ce que j’ai l’air d’être, pas de mauvaise surprise avec moi. »
Sur le terrain, freshman qui impressionne par son implication et son éthique de travail, Jamie devient rapidement le canonnier en chef sur les coups d’envoi avant une double promotion pour son année de sophomore, lorsqu’il devient kicker et punteur des Golden Lions. En même temps qu’il découvre ce nouveau rôle inédit, il doit se serrer la ceinture et dompter la dure réalité des sportifs de programmes de Football Championship Subdivision (FCS) subventionnés au lance pierre. Il doit traîner le même short et le même son t-shirt d’entraînement aux couleurs d’Arkansas-Pine Bluff pendant plusieurs saisons. Avec ses maigres économies, il doit s’acheter ses propres crampons et se démerder avec un seul ballon pendant de longues semaines quand les temps sont durs. Parfois, il doit même en quémander un aux adversaires du jour pour pouvoir s’échauffer.
« […] Mais je mangeais gratos et j’avais une salle de muscu gratos à ma disposition, » nuance-t-il sur les pages web de Bleacher Report. « Au moins j’avais plusieurs ballons dans lesquels frapper. Alors j’ai décidé de consacrer ces 4 années à devenir le meilleur botteur possible. »
Très vite, le punteur et sa longue tignasse ne passent pas inaperçus, surtout lorsque Jamie décide d’enfiler un kilt, et deviennent l’une des mascottes du campus. « Allez au Wallmart, tous les gamins le connaissent. Tous les croyants qui vont à la messe le connaissent aussi. Tout le monde connait Jamie par ici, » assure Cedric Thomas, son coach.
Pendant ce temps-là, devenu addict à la gonflette, le grand rugbyman filiforme d’à peine 70 kilos s’est transformé en frigo américain de près de 95 kilos. Du haut de son mètre 88, ses biceps aux veines tendues, son dos couvert de muscles dont 90% de l’humanité ignore l’existence, il fait passer certains de ses potes linebackers pour des lycéens en pleine puberté. Mais à mesure qu’il poursuit sa croissance et se métamorphose en armoire à glace, Arkansas-Pine Bluff s’enlise. Ou plutôt entretient méticuleusement son culte de la lose, comme ses presque homonymes de la NFL. En 4 années sur le modeste campus, les Golden Lions ne connaîtront la victoire qu’à 7 reprises. Même pas deux par année. Même à un poste aussi intimiste que le sien, pas la vitrine la plus reluisante pour espérer faire le grand saut vers la NFL. Surtout, les scouts ont la fâcheuse tendance à ne retenir qu’un match. Le fiasco de Jackson State, lors de son année de senior. Trois coups de godasse bloqués, un 0 sur 4 honteux, une défaite de trois points et la sale impression d’avoir abandonné ses coéquipiers.
« J’ai tellement souvent échoué ces 4 dernières années, » admet-il sans se cacher à SB Nation. « Ça m’a juste donné davantage de motivation et l’envie de m’améliorer. Avant de frapper un ballon, je ne suis jamais tendu. Ça ne m’arrive jamais. […] Mes mauvaises passes ne durent jamais longtemps… Si j’ai un mauvais samedi, je me réveille le dimanche, je m’étire et je frappe. Chaque fois que je me rate, je travaille encore plus fort. En tant que spécialiste, tu n’as pas le choix d’être parfait sur chaque coup de pied, alors il faut s’entraîner en conséquence. Tout peut arriver, mais ça ne doit jamais changer ton état d’esprit ou le botteur que tu es au fond de toi. Ma fiche statistique a beau dire 20 sur 29, je sais ce que je vaux vraiment. »
43,4 yards de moyenne honorables en 2017. 42,5 yards limites en 2018. À mesure que son parcours universitaire approche de son épilogue, ses chances de jouer les prolongations dans la NFL s’amenuisent. En dehors d’un coup de canon de 80 yards mémorable face à Florida International, noyées dans la médiocrité générale du programme, ses performances restent coincées dans l’anonymat du FCS. Pour ses adieux universitaires, Jamie met les petits plats dans les grands pourtant et se fait pardonner de ses jours sans. 15-10. Face à Texas Southern, il réalise un sans-faute, plante tous les points de son équipe et catapulte 5 de ses 6 coups d’envoi dans la peinture. Touchback. Car si la précision n’est pas toujours son fort, l’Écossais possède une puissance de frappe hors-norme. Pourtant, s’il est le seul Golden Lion dont le blase apparait sur la feuille de score, il refuse d’être le seul à recevoir tous les louanges. Merci à son quarterback de lui avoir permis de se retrouver en bonne position. Merci au long snapper, impeccable tout l’aprem. Merci au holder d’avoir pris soin d’écarter le lacet de son chemin avec vitesse et précision. Tout ce qu’il a eu à faire, c’est « balancer le ballon par-dessus les poteaux. » La partie facile lâche-t-il modestement. Rien n’est simple pourtant pour une équipe qui n’aura gagné que deux fois en 2018.
En janvier 2019, toujours sans agent et sans grande surprise, le Combine d’Indianapolis ne prend pas la peine de lui envoyer un carton d’invitation. Longtemps réticent et après s’en être remis au soutien de tout le programme et particulièrement celui de Thomas Sheffield, son coach, Jamie se décide enfin à se faire épauler par un représentant et demande un coup de main à Raymond Weber, un ancien receveur de Pine Bluff, qui l’aiguillonne vers Bardia Ghahremani, agent présent ou passé de types comme Giovanni Bernard, Jared Cook, Andrew Sendejo et tout un tas de second couteaux NFL. Un homme qui ne prend que quelques joueurs sous son aile chaque année qui accepte tout de même de jeter un oeil à sur un florilège vidéo du Scottish Hammer. Puissance de frappe sidérale, temps de suspension dans les airs lunaire, un touchback astral de sa propre ligne de 10, il est scotché par ce qu’il voit. Il doit savoir d’où sort ce gamin. La vidéo défile sous ses yeux depuis moins d’une minute qu’il décroche déjà le téléphone pour cuisiner Weber.
« ‘Qui c’est ce mec bordel ?’ [Weber] me répond, ‘Mec, c’est notre punteur à Pine Bluff.’, » raconte Ghahremani au Washington Post. « Je lui dit, ‘Pine Bluff ? Pine-Bluff est une université pour Noirs. C’est une fac HBCU. Qu’est-ce qu’un gamin blond aux cheveux longs fout là-bas p**ain ?’ Il me répond, ‘J’en sais rien mec. Il a débarqué ici d’Écosse.’ »
Quelques jours plus tard, Bardia Ghahremani est au Senior Bowl en train de casser les oreilles des scouts des 32 franchises à propos de son nouveau poulain, de sa queue de cheval et de sa jambe de cyborg. Au moindre signe d’intérêt, aussi infime soit-il, il dégaine son téléphone pour leur planter ses highlights sous le nez. Chaque fois, ils sont sur le cul. Aucun d’eux n’a jamais entendu parler de ce Jamie Gillan. Pourtant, ils sont tous impressionnés par ce qu’ils voient. À commencer par Eliot Wolf, manager général assistant des Browns. Le secret n’en est plus un : le punteur/buteur chevelu et baraqué qui titille le mètre 90 et effleure les 100 kilos devient l’une des attractions discrètes de l’avant-draft. Ce type dont les médias ne parleront pas, mais dont le potentiel sur équipes spéciales donne déjà des bouffées de chaleur aux coachs d’unités commandos. Pour faire gonfler la cote de son nouveau protégé, Ghahremani l’envoie passer le début du printemps chez Aaron Perez, le grand manitou de la bien nommée Punt Factory, en Californie. Même lui est impressionné.
« Mec, j’ai jamais vu quelqu’un capable de décocher des punts de 5,7 secondes de suspension à volonté, » balance un Perez bluffé lors d’un coup de fil à l’agent de Gillan.
Pas de Combine à Indianapolis. Pas de pro day à Pine Bluff. Heureusement, il peut compter sur la solidarité inter-État et le 28 mars 2019, après trois heures de route, il s’invite sur le campus d’Arkansas State. « Frappe juste tel nombre de fois et ne cours surtout pas. Ne fais pas ci, ne fais pas ça, » lui recommandent certains à quelques jours de son premier entretien d’embauche avec la NFL. C’est bien mal le connaître. Pas question de jouer les divas, il fera tout ce que les recruteurs lui demanderont de faire. « S’ils veulent que je fasse un salto arrière avant de taper un field goal, je le ferai même si je risque de me briser le cou. » Sous le terrain couvert des Red Wolves pour la mise en bouche, puis sur le gazon ensoleillé, mais balayé par les rafales de Jonesboro pour le bouquet final, le feu d’artifice peut commencer. Coups d’envoi traditionnels, onside-kicks, feintes de punt où il peut faire étalage de ses skills de rugbyman, field goals très longue distance, le gaucher et sa longue queue de cheval étrennent leur versatilité avec aisance, prêts à se plier à n’importe quel atelier pour gagner des points. Même à des ateliers inhabituels pour des types dont le rôle sur un terrain se limite à dégommer des ballons.
Depuis 2003, seuls 7 punteurs se sont essayés au jeu de la détente verticale lors de la foire aux bestiaux d’Indy. La meilleure performance : 33 pouces (83,82 cm). L’Écossais au physique de safety décide de montrer ce qu’il a dans les guiboles et bondit de 36,5 pouces (92,71 cm). Du feu dans les jambes, il signe un saut en longueur départ arrêté qui, lui aussi, l’aurait placé parmi les meilleurs coureurs de la promotion. Pas rassasié et après avoir passé la journée à martyriser près d’une centaine de ballons, il claque un 40 yards en 4,69 plus qu’honorable pour un cogneur de ballon émoussé et enchaîne 23 développés couchés sur le banc.
« La chose amusante à propos du 40 yards, c’est que j’ai dû attendre la fin de la journée et d’avoir frappé près de 80 fois pour le courir, » précise-t-il sur sbnation.com. « Je leur ai dit, ‘Si je dois courir le 40, est-ce que je le peux faire après avoir frappé, au cas où je me tords la cheville.’ J’ai pris un mauvais départ et je n’ai pas vraiment réussi à accélérer, mais j’ai quand même réussi un 4,6. Si j’avais été moins fatigué et ne m’étais pas préparé comme un botteur, j’aurais clairement couru plus vite. »
Un programme inédit et une exhibition réussie qui lui valent un petit regain d’attention et d’intérêt. Tout sauf une surprise pour le malicieux punteur en kilt qui aura pris un malin plaisir à ne pas suivre les recommandations pour faire grimper sa cote. Son année de freshman dans l’Arkansas, en plein tests de condition physique, il se souvient avoir tenu la distance avec KeShawn Williams, running back des Golden Lions et coloc de chambre. « Comment ça se fait que tu sois si rapide ? » lui demande le coureur. « J’ai joué au rugby, » rétorque sobrement l’Écossais.
« […] Je joue au rugby depuis que j’ai 6 ans. Je mets des coups depuis que j’en ai 7. Toutes ces choses en plus que j’ai faites ce jour-là — le développé couché, les sauts — ça n’était vraiment rien pour moi considérant que je le fais depuis que je suis tout petit. Durant la saison morte, je m’entraîne avec les linebackers et je cours avec les receveurs et les coureurs. Ça n’était pas grand-chose pour moi. »
Pas grand-chose pour lui, mais pas pour des recruteurs intrigués. Entre deux lampées de single malt, Jamie emprunte 400 billets verts à son père pour s’équiper de 4 ballons NFL officiels pour ses entraînements. Très vite, trois d’entre eux éclatent, amochés par le froid glacial des hivers de l’Arkansas et achevés les coups de taloche sauvages de Jamie Gillan. « Wilson, vous me devez trois ballons, » fulmine-t-il en silence. Au début du printemps, alors que la draft arrive à grands pas et que son petit nom est enfin arrivé aux oreilles des recruteurs NFL, une franchise se montre particulièrement intéressée et décide de gâter sa proie. En plus de recevoir un kit de ballons complet en provenance de San Francisco, Jamie décroche aussi un ticket pour les séances très spéciales de Gary Zauner, gourou des kickers. Les derniers récalcitrants ne peuvent plus continuer à faire la sourde oreille. « À partie de là, j’ai reçu un centaine d’appels. » 22 équipes iront directement à la pêches aux informations. En avril, il est même convié à une petite virée sur les rives du lac Érié par John Dorsey, GM des Browns. Ses chances d’être drafté enflent.
Un mois plus tard, pourtant, pas de trace de son nom sur le podium dressé en plein coeur de Nashville. Mitch Wishnowsky, l’Australien d’Utah auréolé du Ray Guy Award en 2016 décolle pour San Francisco au 4e tour. Jake Bailey, le punteur de Stanford, file en Nouvelle-Angleterre au round suivant. Les deux seuls pros du dégagement draftés en 2019. Quelques semaines après l’avoir convié à une visite pré-draft, les Browns ne perdent pas une seconde pour le signer à moindre coût et moindre risque. Undrafted free agent. Jusqu’à 5 équipes auraient manifesté leur intérêt pour le signer, mais l’Écossais veut à tout prix bosser avec Mike Priefer, coach des équipes spéciales de Cleveland.
Scotchant
Sur les rives du lac Érié, ils sont deux hommes pour un poste. Celui de punter. Car en dépit de son passé de kicker, ce sont bien ses qualités de pro du dégagement qui intéressent avant tout la franchise de l’Ohio. Conscient du défi, mais excité par tout ce qu’il pourra en tirer même en cas d’échec, le natif d’Inverness ne se dégonfle pas. Jamie Gillan l’Écossais au parcours fantaisiste contre Britton Colquitt le vétéran héritier d’une lignée de spécialistes non-drafté en 2009 avant de signer chez les Broncos et de s’imposer comme l’une des valeurs sûres de ce poste discret. L’expérience et la confiance de celui qui porte les couleurs des Browns depuis 2 ans contre la polyvalence de ce type capable de claquer des field goals de 70 yards, de jouer les pompiers de service en cas de blessure du botteur et même de se charger des coups d’envoi. Ses talents de rugbyman et de coureur, le staff de Cleveland s’en cogne royalement par contre.
« Tous les coachs à qui j’ai parlé veulent à tout prix que je sois un punteur statique, » développe-t-il auprès de SB Nation. « Ça me convient parfaitement à vrai dire. C’est particulièrement difficile de courir avec le ballon et de le dégager au loin avec le plus de hauteur possible. D’autant plus s’il y a du vent ou je ne sais quoi d’autre. Tout mon apprentissage a toujours été suivant la méthode américaine traditionnelle. Mais j’ai toujours une sorte de petit restant de mes années de rugby de par la façon dont je tiens le ballon et dont je le frappe. »
Semaine après semaine, Gillan impressionne ses coachs à coups de boulets de canons décochés sans relâche et se met le Dawg Pound dans la poche en bouclant la présaison ex-aequo en tête du classement interne des meilleurs plaqueurs sur équipes spéciales. Face aux Colts au mois d’août, il dépose un punt à 74 yards de son pas de tir. La semaine suivante, il coince trois fois les Bucs dans leurs 20. Comme si ça n’était pas suffisant, il passe des heures à capter les centaines de ballons expédiés par la Jugs, sort de tire au pigeon sauce football, pour parfaire ses qualités de holder et mettre toutes les chances de son côté le moment du choix venu. Un investissement total, même dans les tâches les plus subalternes qu’il doit à sa « mentalité de rugby » selon son agent.
Le 31 août, le père de Jamie est de passage en ville. Les deux hommes ont la gorge sèche et vont écluser quelques bières au Flying Monkey Pub, un bar de Tremont, quartier résidentiel de Cleveland prisé par les artistes où les pubs et restos pullulent. À même pas 5 bornes au sud du stade des Browns. Avec un certain détachement, les deux Écossais regardent d’un oeil le match d’ouverture des Buckeyes au milieu une nuée d’habitués qui ont reconnu le punteur grâce à son épaisse tignasse et ses jambes de cycliste sur piste. Leur tête est ailleurs. Ils attendent un coup de fil. Celui de la libération ou du couperet. Celui de John Dorsey, le manager général des Browns. Quand son portable sonne enfin, tous les regards se braquent sur lui. La fessée qu’Ohio State est en train d’infliger à Florida Atlantic n’a plus grande importance.
« Quand j’ai raccroché, tout le monde me fixait l’air de dire… alors, alors ? » confie-t-il à Sports Illustrated 3 jours plus tard. « J’ai juste répondu, ‘On dirait bien que je joue contre Tennessee la semaine prochaine.’ Et tout le monde est devenu fou. C’était génial. C’était un super moment avec tous ces gens. »
Les yeux de son père s’embrument lentement d’un voile d’émotion et de fierté. Euphorique, Jamie veut payer la tournée générale, mais reçoit pour toute réponse le refus catégorique de ses nouveaux fans. « Pose tes fesses ! C’est nous qui allons te payer des coups ! » Ce sont finalement tous ces aficionados des Browns déguisés en supporters des Buckeyes qui lâchent quelques billets à tour de rôle pour le rincer généreusement. Ce bar pourrait bien devenir son nouveau fief.
« Ils n’auront pas besoin de me convaincre, » les rassure-t-il. « J’adore cet endroit. C’était super, vraiment des gens biens. Des types biens et les pieds sur terre, j’ai passé un super moment. »
En un été marqué du sceau de l’insouciance, il aura balayé Britton Colquitt des esprits et précipité son déménagement dans le Minnesota. Quelques semaines plus tard, armé de sa bouteille de scotch, coach Woodburn débarque dans l’Ohio pour tenir sa promesse. Punter rookie capable de traverser le terrain à tombeau ouvert pour aller démolir le type à la réception de son propre coup de taloche, Jamie Gillan passe pourtant davantage de temps à parfaire sa technique et développer son éventail de frappes qu’à soulever de la fonte pour faire gonfler ses biscoteaux. Les angles, la distance, le temps de suspension, les rebonds fuyants ou à effet rétro, les dégagements décroisés ou décroisés, le gaucher perfectionne son panel afin d’offrir aux Browns le plus d’opportunités possibles en position de 4e essai et d’acculer l’attaque adverse contre sa propre peinture en instillant le doute dans la tête de retourneurs incapables d’anticiper la zone d’atterrissage.
10 jours après le coup de fil providentiel de John Dorsey, les Browns et leur effectif blindé de stars se font désosser par les Titans de Marcus Mariota en ouverture de la saison. Dans le marasme d’un naufrage de 30 pions d’écart, Jamie est le seul à surnager. Le 16 septembre, sur le synthétique aux en-buts badigeonnés de vert du MetLife Stadium de NYC, pour son 3e match chez les pros, il plante 5 de ses 6 punts dans les 20 yards des Jets et est récompensé du titre de Joueur d’équipes spéciales de la semaine dans l’AFC. Illustre inconnu dans le roster 5 étoiles concocté par les Browns, il est pourtant l’un des éléments les plus réguliers.
Hors terrain, ou sur la touche pour ne jamais trop s’en éloigner, il fait plus ample connaissance avec un Baker Mayfield qu’il décrit comme « un super gars » et corrige Odell Beckham Jr. sur la façon de porter le kilt après que l’ancien receveur des Giants se soit pointé au MET Gala en jupette. En décembre, pour le dernier match à la maison face aux Ravens, il débarque d’ailleurs au stade vêtu de son plus beau tutu. Chemise blanche amidonnée, motif à rayures jaune et rouge soigné, sporran (sorte de poche de cuir, ndr) traditionnel ajusté, longues chaussettes blanches qui montent au-dessus du genou et une paire de godasses de cuir brunes parfaitement cirées. Le ki(l)t complet. Footballeur épanoui, s’il continue de s’entraîner avec la même énergie qu’un rugbyman, hors de question de foutre les pieds sur un terrain de rugby pourtant. La dure réalité d’un rookie non-drafté dont le contrat de 3 ans et 1,77 millions de dollars ne garantit que 10 000 balles. Au moins, il aura toujours une solution de repli.
« Si ou quand tout ça s’arrêtera, ou peu importe qu’est-ce qui arrive, je pourrais toujours retourner au rugby en étant en parfaite condition, » explique-t-il à Bleacher Report. « J’aurai toujours un plan de secours, parce qu’il faut rester réaliste. Le rugby me manque énormément. J’ai pris un peu de recul désormais. Je n’ai plus de problème avec ça, mais jouer au rugby a toujours remué quelque chose de spécial en moi. »
Mec bâti pour distribuer les tampons sous le crachin écossais un soir de mars, il se retrouve là, punteur du dimanche ultra protégé dans un sport de brutes épaisses. Souvent, l’envie de chasser, de plaquer, de faire le ménage dans les regroupements, de faire mal le rattrape. C’est dans ses tripes. Un instinct toujours palpable même dans son nouveau costume de gâchette humaine.
« Il a l’état d’esprit du rugby, » disserte son agent. « Lors de son 3e match de présaison, on peut le voir chasser le retourneur. C’est un réflexe typique de rugbyman. Je te poursuis et je vais te plaquer. C’est un punteur avec un instinct de rugbyman bâti comme un linebacker. »
En 2020, après une campagne de rookie aboutie, Jamie Gillan se mange le mure du sophomore. Sa moyenne dégringole à 43,9 et le place parmi les cancres de la ligue, loin derrière le premier de classe australien Michael Dickson et ses 49,2 unités de moyenne. Le nombre de taloches déposées dans les 20 a été divisée par deux. Pas de quoi ébranler la confiance de ce compétiteur qui n’a jamais rêvé de la NFL et se retrouve pourtant en uniforme tous les dimanches d’automne à marteler des ballons qui n’ont rien demandé.