Seul au monde. Très longtemps. À Canton, Ohio, 16 interminables années durant, il est le seul placekicker de métier à pouvoir orgueilleusement admirer son buste de bronze. Une anomalie enfin gommée en 2017, lorsque Morten Andersen le rejoint, mais aussi un symbole qui persiste. Celui de l’emprunte que Jan Stenerud aura laissée sur son sport. Celui d’une révolution.
Ça farte ?
Jan Stenerud vient au monde le 26 novembre 1942, alors que l’Allemagne nazie impose son joug sur une Europe exsangue. Cadet d’une fratrie de trois, le blondinet grandit à Fetsund, à 50 bornes à l’est d’Oslo, une petite localité enserrée par les eaux, posée sur les berges du Glomma, le plus long fleuve de toute la Scandinavie. Un bled si petit à l’époque qu’ils ne seront que 17 dans sa classe tout au long de ses 7 premières années d’écolier. De cette étrange période, il ne garde guère de souvenirs. Gamin, il partage son temps entre football version européenne l’été et randonnée à ski, patinage de vitesse et saut à ski dès que les premiers flocons de l’année blanchissent le paysage. Aussi loin qu’il se rappelle, il a toujours écumé les sautoirs de la région, perpétrant l’héritage laissé par son oncle, remplaçant pour l’équipe olympique aux Jeux de 1928. De celui construit de bric et de broc par son père dans le fond du jardin, à ceux improvisés par les voisins, en passant par les nombreuses installation municipales qui font vibrer la petite ville en hiver. Un passe-temps national dont il tombera définitivement amoureux lors des J.O. d’Oslo en 1952.
« On a commencé avec des petites collines, » se souvient-il dans une entrevue accordée à The Norwegian American en janvier 2019 . « Je me souviens de mon père qui me montrait comment atterrir en Télémark, un pied devant l’autre. Quand j’avais 7 ou 8 ans je sautais du haut d’un tabouret de la cuisine pour m’exercer. La nuit, les sautoirs s’illuminaient. J’avais 8 ans quand j’ai participé à ma première compétition. J’ai fini deuxième. Je me rappelle encore du nom du gamin qui m’a battu. »
En 1962, à 20 piges, il fait partie des tout meilleurs sauteurs du pays et déboule le mythique et intimidant sautoir de Holmenkollbakken devant une foule de 80 000 passionnés. Cette année là, il finit dans le top 10 du championnat junior national.
Il n’est guère plus roublard quand, un an plus tard, il part se perdre dans le Montana, ses plaines immenses et ses montagnes hérissées de pins pas si différentes de celles qui font toute la magie de sa douce patrie. Tout ça à cause d’une lettre sortie de nulle part. Ou presque. L’oeuvre de Tor Fagerås, ancien skieur boursier norvégien qui se cherche un successeur à Montana State.
« Il y avait environ une demi-douzaine de gars chaque année qui disparaissaient après avoir reçu une bourse d’études de l’Université de Denver, l’Université du Colorado, Utah, Montana State ou l’Université de Washington, » explique Jan. « Dans les années 60, environ 25 universités américaines offraient des programmes de ski. »
Pour ses parents, une opportunité en or de profiter d’une éducation que jamais ils n’auraient les moyens de lui offrir en Norvège. Pour Jan, l’occasion de découvrir cette Amérique fantasmée à travers les récits de son oncle et sa tante, partis s’installer à Buffalo en 1921 et qui l’abreuvaient de récits de gratte-ciels et de grosses bagnoles tous les 5 ans, lorsqu’ils rentraient recharger les batteries au pays. À Bozeman, petite ville de 13 000 âmes fondée il y a 99 ans, il découvre une localité aux allures de far west, sans building vertigineux ni voitures clinquantes, coupée en deux par une vaste rue, colonne vertébrale où bat le pouls de toute la commune. Égarée dans une vaste plaine, Bozeman est cernée par les montagnes Bridger et Big Belt au nord, les Tobacco Roo à l’ouest, et Hyalites et le chaînon Gallatin au sud. Un terrain de jeu idéal pour celui qui vient d’accepter une bourse d’études de saut à ski pour Montana State University. Une discipline que la NCAA d’aujourd’hui a gentiment décidé de ranger au placard depuis des lustres. Une autre époque.
Entre deux séances de cardio intensif sur les marches de Gatton Field, Jan aime taper la discute avec Dale Jackson, kicker des Bobcats, et frapper ce ballon qui n’a rien à voir avec la balle ronde qu’il a passé son enfance à malmener. Rapidement, il troque la drôle de chaussure à la face aplatie de son nouveau pote contre ses pompes habituelles et se met à taper dans le cuir comme s’il frappait un corner ou un coup-franc. Plus qu’une simple gonfle, c’est tout ce sport qui l’intrigue autant qu’il l’étonne.
« C’est n’importe quoi, » lâche-t-il dans les pages de Achieving The American Dream d’Alfred Kuo-liang Ho. « J’arrive pas à comprendre pourquoi ces types n’arrêtent pas de se sauter dessus. »
À l’automne 1964, le coach de basket de MSU le surprend en train de balancer des ogives au delà de l’horizon par la fenêtre de son bureau et ne peut résister à l’envie d’en glisser deux mots à Jim Sweeney, entraîneur de footeux qui viennent de décrocher le Camellia Bowl dix mois plus tôt. Quelques semaines plus tard, à l’aube de la saison de saut à ski, du haut de son généreux mètre 88, le Norvégien engloutit les marches de Gatton Field jusqu’à l’indigestion quand le technicien, en pleine séance avec ses poulains en contrebas, vient l’interrompre.
« Hey le skieur, ramène tes fesses par ici, » lui lance-t-il sans finesse, raconte le Kansas City Star en mai 2017. « J’ai cru comprendre que tu savais taper dans un ballon ! »
Jan acquiesce, descend faire une petite démonstration, foire magistralement son premier coup de pied sous les ricanements des casqués, puis, avec la complicité des presque 1500m d’altitude, se met à expédier un, deux, trois, quatre field goals de plus 70 yards entre les poteaux jaunes. Silence admiratif. Le coach enroule son bras autour de ses épaules et lui glisse de son ton bourru : « Qu’est-ce que tu fais demain après-midi ? » Un moment gravé à jamais dans la mémoire de Jan.
« C’est un pays d’opportunité, » se rappelle-t-il s’être dit. « Si tu es prêt et que n’importe quelle opportunité se présente à toi, qui sait ce qui peut arriver par la suite ? »
Le samedi suivant, jour de match, il est assis sur le banc à faire ses devoirs et rattraper son retard avec un sport dont il ne connaît rien. Mais ça tombe bien, car rien ne presse. Toujours inflexible sur ses règlements, la NCAA interdit qu’un nouveau joueur intègre l’effectif en cours de saison.
Au printemps suivant, sa bourse de skieur transformée en bourse de footballeur, il balance un coup de pied de 62 yards entre les perches à l’entraînement et intègre officiellement les Bobcats après un an d’apprentissage à distance. Surtout, il apprend de la bouche de ses coéquipiers qu’il existe des types qui gagnent leur vie en faisant la même chose que lui : taper dans un ballon. Freshman, il convertira 7 field goals en 1965 dont un boulet de canon mémorable lors du Brawl of the Wild, le choc annuel face au rival de Montana. Le tout dernier match de la saison. On joue depuis à peine 90 secondes, le vent dans le dos, il expédie une ogive gagnante de 59 yards. NCAA, AFL, NFL, le plus long coup de pied jamais réalisé à l’époque. Cinq unités de plus que l’ancienne meilleure marque universitaire. Trois de plus que le record NFL. Sur le coup d’envoi qui suit, le ballon s’envole derrière les gradins d’un Gatton Field qui sera rasé de la face de la Terre en 1972. Plus tard dans la rencontre, il passe à deux doigts d’atomiser son record en ratant de peu la mire de 67 yards. Son petit sobriquet commence à s’inviter dans les discussions des observateurs, même au-delà des frontières de l’État et de la Big Sky Conference.
Un jour de vent, découragé par un punter à côté de ses pompes, coach Sweeney envoie son équipe spécial field goal sur le terrain alors que les Bobcats sont acculés contre leur endzone. Aligné, prêt à recevoir le snap, Jan regarde les poteaux à l’autre bout du terrain, à l’autre bout du monde, et se demande ce qu’il fout là. 113 yards. Le plus long field goal jamais tenté dans l’histoire universitaire. Le ballon ira finalement s’écraser loin de sa cible, autour de la ligne de 30 adverse. Un long punt en somme. En 66, pour sa dernière année à MSU, il ajoute 11 field goals et achève sa carrière avec 82 points records dans un monde universitaire où les coups de pied sont encore rares, la faute à une pénurie de botteurs talentueux et une technique un brun archaïque. Un petit exploit qui lui permet d’être le seul joueur issu d’une formation de second rang à figurer sur l’équipe All-America de The Sporting News. Pas une première pour le triple champion de saut à ski de la Big Sky Conference. En 64, ses perfs sur les tremplins lui avaient déjà valu pareil honneur.
Le 27 novembre 1965, un an avant de tirer sa révérence universitaire, Stenerud reçoit un télégramme en provenance de Kansas City l’informant qu’il vient d’être choisi au 3e redshirt round de la Draft AFL. Techniquement, le 23e tour total de ce repêchage en deux temps qui permet aux franchises de la Ligue Américaine d’aller piocher parmi les étudiants ayant encore une année d’éligibilité devant eux et de prendre une option sur ces pépites de demain. Pionnier à bien des égards, Hank Stram est l’un des rares coachs de l’époque à engager un kicker à temps plein quand la plupart des autres franchises préfèrent ne pas griller une précieuse place sur leur roster et opter pour le cumul des postes. À l’image de Paul Hornung, iconique coureur/botteur des Packers qui raccrochera ses crampons au terme de la saison 66 avec le record de points inscrits dans ses poches.
Quelques semaines plus tard, les Chiefs lui offrent une jolie avance de 80 000 balles et deux billets de première classe Bozeman-Oslo. Là-bas, il montre à ses parents des bandes vidéo de ses exploits dans le Montana et leur explique que c’est comme ça qu’il gagnera bientôt sa vie. Figé devant l’écran, le couple ne comprend évidemment rien à ce qui se passe dans sa petite lucarne. Sa mère peine à dissimuler son inquiétude pendant que son père préfère s’entêter à l’imaginer sur le sautoir des prochains Jeux d’hiver, serré dans un juste au corps aux couleurs de la Norvège. Lorsqu’il atterrit à New York à la fin de ses vacances, il se rue sur le premier kiosque à journaux : 35-10. La veille, les Packers n’ont laissé aucune chance à ses futurs coéquipiers et décroché le premier Super Bowl de l’histoire.
Vieux continent, nouvelle école
Pour son premier jour à Swope Park, terrain d’entraînement urbain des Chiefs à l’époque, Jan doit se coltiner un holder un peu particulier. Non content d’empiler les casquettes de head coach, coordinateur offensif et défensif, entraîneur des équipes spéciales, d’avoir introduit le Gatorade de son pote de fac sur les bancs de touche NFL, d’être le papa de l’indémodable I-formation et des alignements à deux tight ends et d’avoir contribué à la modernisation du football professionnel dans son ensemble, Hank Stram se mue en assistant de luxe pour son nouveau protégé. Une excentricité de plus pour un homme à l’imagination débordante. Mais pas que.
« Bien sûr que ça a aidé. Mais c’est moi que ça a aidé, pas Jan, » assure le coach dans les pages de Sports Illustrated en 1968. « Je ne connaissais absolument rien aux botteurs à l’européenne. »
Introduit chez les pros deux ans plus tôt par le hongrois Pete Gogolak, Jan va vite devenir l’un des maîtres de ce style de botté à l’européenne qui n’aura de cesse de gagner en popularité dans les deux décennies qui suivront sous l’impulsion du Norvégien : le soccer-style. Une méthode qui tranche avec la technique nettement plus verticale et rectiligne des kickers nord-américains et leur course d’élan sans détour où les orteils sont en première ligne et sont les premiers à entrer en contact avec le cuir. Une technique désuète et qui bride la puissance de frappe des canonniers AFL comme NFL et exclu toute possibilité de courber la trajectoire du cuir. L’école du soccer européen préfère une approche plus ouverte, avec un angle à 45 degrés où le botteur frappe le ballon avec l’intérieur de son pied, permettant d’imprimer à la balle un effet brossé tout en décuplant la puissance d’impact grâce à une jambe projetée en avant avec bien plus d’élan et d’énergie, le tout dans une mécanique nettement plus élégante et efficace.
« Ma première année, nous étions quatre à botter à l’européenne, ma dernière, un seul ne le faisait pas, » glisse-t-il dans une entrevue au Norwegian American.
Fort d’une maîtrise irréprochable de cette nouvelle technique novatrice, Jan Stenerud se révèle vite d’une précision chirurgicale. Et d’une puissance de frappe létale à une époque où les poteaux sont encore situés en avant de l’en-but. La moindre excursion dans le camp adverse peut vite rimer avec points. Il cogne tellement fort que le coup d’envoi est rapidement repoussé sur la ligne de 35 yards. Puis de 30 quelques années plus tard.
Un an après avoir drafté Jan, KC remporte la guerre d’enchères contre les moineaux d’Atlanta de la rivale NFL, sortis de leur coquille au printemps précédent, et gagne les faveurs du Norvégien pour 5 saisons et 250 000 billets verts. Une équipe bourrée de génies dans une ligue en pleine ascension ou une franchise sans histoire et à l’avenir indécis dans une NFL outrageusement dominée par une poignée de mastodontes, le choix est vite fait.
Rapidement, l’ancien skieur va s’imposer comme l’artilleur en chef de Chiefs de Lamar Hunt et Hank Stram qui vivent leurs plus belles années. Le tout premier coup de pied de sa carrière sera une tentative de 54 yards. Tout sauf des peanuts à l’époque. Au cours de ses trois premières saisons chez les pros, le Norvégien enregistre un taux de réussite de 70% qui ferait sourire bien des spécialistes aujourd’hui, mais qui impressionne vis-à-vis d’une concurrence qui peine souvent à régler la mire et flirte péniblement avec le 50% de succès. En 69, il signe une série record de 16 tentatives victorieuses consécutives. Stenerud passera 12 ans dans le Missouri. Pièce essentielle de l’échiquier de Hank Stram de 1967 à 79, il participera à la quête du premier Super Bowl de l’histoire de la franchise face aux Vikings et leurs Purple People Eaters au milieu d’une horde de 17 futurs hall of famers de part et d’autre. Dans la boue de Tulane, il fait fi de toute pression et enfile trois field goals, dont un de 48 yards.
« Il n’y a pas de meilleur botteur que Jan sous pression, » appuie Lynn Dicker, son holder chez les Packers. « C’était un vrai pro et un des tout meilleurs à ne jamais avoir joué au football. »
Cet après-midi gris dans le ciel, mais bleu dans les coeurs de KC, il inscrit 11 points qui auraient suffit à décrocher le titre face à des Violets, archi favoris des bookmakers, sans solution et tétanisés par la puissance de frappe de Stenerud.
« Il est tellement dangereux passée la ligne des 50 yards qu’on avait l’impression de ne pas avoir droit à la moindre erreur, » raconte Carl Eller, defensive end des Twin Cities. « C’est lui le véritable MVP de ce match. »
Un an après les Jets de Joe Namath, l’insolente AFL vient une nouvelle fois de renverser l’arrogante NFL. Une journée mémorable. Pas comme ce 25 décembre 1971. Un Noël sans cadeaux pour le Norvégien.
Premier tour des playoffs. Les Chiefs accueillent des Dolphins bizuts à ce stade, qui découvrent les séries pour la première fois de leur jeune existence. Un an plus tard, ils écriront l’un des chapitres les plus éclatants de l’histoire de la NFL en devenant la première franchise, et seule à ce jour, à réaliser la saison parfaite en décrochant le Super Bowl VII face aux… Vikings maudits de Bud Grant. Botteur d’expérience reconnu unanimement comme le meilleur à son poste, Stenerud ne tremble pas et permet aux siens de virer en tête à la pause malgré un premier échec de 29 yards. Un coup de pied qui n’aurait pas dû en être un. Hank Stram avait opté pour une feinte de filou. Le ballon aurait dû être directement éjecté dans les mains de Jan sans passer par celles de Len Dawson, holder à temps partiel. Pleinement investi de son rôle, le botteur cache parfaitement son jeu. Tellement que Bobby Bell, le long snapper, craint qu’il n’ait pas compris ce qui se trame et choisit finalement de snapper le ballon vers un Dawson qui ne s’y attend évidemment pas. Aucune synchro, de la précipitation, Stenerud manque la cible et, sans le savoir, donne le ton d’une sinistre journée. Longtemps derrière, les hommes de Don Shula parviennent à recoller en fin de rencontre. Puis tout s’enchaîne très vite. Et très mal. KC intercepte Bob Griese et Jan a la gagne au bout du pied à 31 yards de son gros orteil. Le kicker flanche et le ballon file à droite.
« Comment j’ai pu rater ce coup de pied, je ne comprends pas… » confie-t-il au Kansas City Star. « J’ai juste à passer un p**ain de coup de pied de 31 yards et on gagne le match. J’assume l’entière responsabilité de ce raté. Je l’ai toujours fait et le ferai toujours. »
Il ne restait plus que 35 secondes. On va avoir du rab.
En prolongations, la victoire lui tend de nouveau les bras. De 42 yards, le cuir va s’écraser contre le mur d’os et de chair dressé par les Dauphins. Les 15 minutes se sont écoulées. On aura besoin d’une 2e prolongation. Garo Yepremian le tonsuré, un autre globetrotteur venu de Chypre, en a sa claque et plie l’affaire de 37 yards. Après 82 minutes et 40 secondes de jeu effectif, le plus long match de l’histoire du football professionnel vient de trouver son vainqueur. Le Municipal Stadium de Kansas City vient de vivre ses derniers émois. Jan, lui, vient de vivre l’un des pires jours de sa vie. Quelques semaines plus tard, Miami s’inclinera face aux Cowboys dans le match pour le titre. Mais pour eux, ça n’est que partie remise. Ils ont déjà rendez-vous avec l’histoire.
L’histoire, Jan aussi va y contribuer à sa manière, en introduisant un nouveau tee. Utilisé sur les coups d’envoi pour permettre au ballon de rester gentiment en place, le model encore en usage à l’époque remonte à la fin des années 40 et est adapté à la technique verticale, straight-forward, et aux souliers à face écrasée, square-toed, que portaient les botteurs avant la révolution soccer-style. À force d’écraser ses orteils sur ce tee obsolète à longueur d’entraînement pendant 15 ans, c’en est assez.
« Dès le début de ma carrière cette idée de nouveau tee a commencé à germer dans ma tête, » raconte-t-il à Sports Illustrated en 1981.
Il faudra pourtant attendre que les Chiefs le congédient aimablement et que son emploi du temps s’allège considérablement pendant plusieurs mois pour que le Norvégien se penche enfin sur la question. Avec un ami architecte, Jan dessine les contours du Sidewinder. Le premier exemplaire en plâtre réalisé par un dentiste de KC s’avère peu concluant. Le deuxième, en bois, n’est pas encore au point. Le troisième, en aluminium, est expédié à Hawaii, où se déroulera le rassemblement hivernal annuel de la ligue. Convaincu, le comité en charge des règles approuve le nouvel outil pour la saison à venir. L’automne suivant, les modèles pour gauchers et droitiers désormais conçus en sorte de caoutchouc inondent les rayons des magasins de sport et les terrains de la NFL. Bientôt, il font également leur apparition dans les universités et les lycées, niveaux où l’usage du tee est autorisé pour l’ensemble des phases de coup de pied et pas seulement le botté d’envoi. En geek de son poste, Jan a pris soin de rédiger de sa propre main un manuel d’utilisation illustré de 16 pages. Car le Norvégien aime profondément son sport et son rôle.
« Ce n’est pas parce que je ne fais pas de salto quand je passe le coup de pied de la gagne que je n’y prends pas un plaisir dingue, » confirme-t-il
Sa création entre de bonnes mains, il signe avec des Packers avec qui il passera 4 saisons tout sauf mémorables. Meilleur marqueur des siens à trois reprises, il faudra la grève de 82 pour que la troupe coachée par la légende Bart Starr goûte aux séries. Envoyé chez les Vikings en échange d’un austère choix de 7e tour en 1984, il y finira sa carrière un an plus tard, là aussi sans éclat, en même temps que l’immense Bud Grant. Dans le Minnesota, il se lie d’affection avec l’imposante communauté scandinave de l’État aux 10 000 lacs et, à 42 ans, s’offre un dernier Pro Bowl.
Quand Jan donne le clap de fin de 19 ans de carrière, seule la légende George Blanda pointe au-dessus de ses 1699 points. Six fois Pro Bowler, il n’aura jamais raté la moindre rencontre en près de deux décennies. Pas de blessure. Pas de grippe. 263 matchs. Il est le Ray Guy des kickers de métier. Si l’ancien punter des Raiders est le seul de son espèce à trôner au Hall of Fame de Canton, aucun autre botteur ayant consacré 100% de sa carrière à taper dans un ballon ne repose aux côtés du buste de Stenerud lorsqu’il est intronisé dès sa première année d’éligibilité en 1991.
Le canonnier norvégien, devenu américain en 1976, aura illuminé des années 60 et 70 aux allures de Moyen-Âge pour une NFL qui entre peu à peu dans une nouvelle dimension. Celle de la télévision, du spectacle, du business. Année après année, il faut embellir le produit, le maximiser. Pourtant, pendant près de deux décennies, Jan aura dû dompter, apprivoiser, vulgairement piétiner parfois, un environnement profondément hostile pour les joueurs de son espèce. Pas de confortables stades fermés avec clim et chauffage, mais des enceintes balayées par le vent, la pluie et la neige pour les plus hostiles. Pas de terrains synthétiques ou hybrides, mais de vieux gazons labourés par les crampons de 22 fous furieux qui se transforment vite en champs de bataille voire en véritable marécage à la première averse. Beaucoup d’écrins sous garde partagée aussi, entre football et baseball, entre sable fin et herbe fraîche. Et un ballon nettement moins aérodynamique que les concentrés de technologie d’aujourd’hui. Le quarterback se chargeait de positionner un ballon éjecté entre les jambes du centre et non d’un long snapper spécialisé. Pas de filet d’échauffement sur le bord du terrain. Pas de coachs dédiés aux botteurs pour gommer la moindre imperfection pendant la semaine non plus.
Pas de quoi faire vaciller la précision d’orfèvre du Scandinave aux 7 saisons à 100 pions ou plus. Des 601 conversions tentées, seules 21 se sont faites la malle dans la mauvaise direction. Il tire sa révérence avec son nom imprimé sur la moitié des lignes du chapitre kickers du livre des records de la NFL. Avant que le Sudaf Gary Anderson, le Danois Morten Anderson puis l’undrafted Adam Vinatieri ne passent par là.
Comme son numéro 78 à Montana State, le numéro 3 ne sera plus jamais porté à Kansas City. Il demeurera ad vitam aeternam dans le musée des Chiefs, comme une marque indélébile de leur histoire. L’histoire de tout un sport. Une histoire qu’il continue de modeler à sa manière après sa retraite, lorsqu’il est nommé directeur du développement de la division sport de Howard Needles Tammen & Bergendoff, un cabinet d’avocats basé à Kansas City et spécialisé dans la conception et la rénovation d’enceintes sportives. Un poste qu’il occupera durant 22 ans. Car s’il a renoncé au terrain, il n’a pas renoncé aux gradins et à ce ballon ovale brun dont il est tombé éperdument amoureux.
« Je pense que c’est le plus beau sport collectif jamais inventé, » conclu-t-il plein de certitudes. « L’engouement, les hauts et les bas, la dramaturgie. C’est un sport fantastique à regarder. »
Qui sommes-nous pour le contredire ?