À 29 semaines du Super Bowl LII, épisode 22 de notre rétrospective exceptionnelle, le Super Bowl XXII.
Washington Redskins (NFC) vs Denver Broncos (AFC) – 31 janvier 1988
Un quarterback pionnier, oublié, ressorti du placard, qui se blesse en plein match puis revient pour livrer un récital sensationnel. Un départ raté, pas loin de la catastrophe, puis une folle remontée au score. Expresse. Dévastatrice. Un scénario unique pour les uns, inique pour les autres. Plus qu’un quart-temps de folie, c’est la victoire de toute une communauté.
Comeback Player of the Decade
Doug Wiliams. À lui seul, il cristallise toute l’attention des médias. Pour la première fois dans l’histoire de la NFL, pas seulement du Super Bowl, un quarterback noir portera son attaque en finale. Dernière étape d’une carrière qui aura emprunté un chemin des plus inhabituels et tortueux. Star des Tigers de l’université noire de Grambling State, Doug est drafté en 17e position en 1978 par des Bucs qui, en deux ans, n’ont connu la victoire que deux microscopiques fois. En 5 saisons sous les ordres de Williams, ils connaitront trois fois les playoffs. Seul quarterback titulaire noir d’une ligue encore trop habituée à une discrimination d’un autre temps, il est littéralement sous-payé. Doug a beau s’arracher à sublimer ses potes pour les hisser en séries, 12 doublures gagnent davantage que lui à se la couler douce sur le banc en sirotant du Gatorade. Et quand bien même le patron des Buccaneers, Hugh Culverhouse, lui offre de tripler son salaire, la somme reste dérisoire comparée aux standards de l’époque. C’en est trop, Doug Williams claque la porte de la NFL et ses réflexes nauséabonds et file dans l’ambitieuse USFL.
Dans l’Oklahoma puis l’Arizona, sous les couleurs d’Outlaws voyageurs, il stagne. Des performances en dent de scie et pas de playoffs. En 86, l’USFL implose et Doug file retrouver Joe Gibbs, son ancien coordinateur offensif à Tampa, dans la capitale fédérale pour jouer les doublures de Jay Schroeder. Souvent blessé et rarement emballant, le titulaire finit par être dépossédé de ses privilèges. Promu pour les 5 derniers matchs de la saison, Doug Williams décroche 4 succès convaincants. 1156, 11 touchdowns, 5 interceptions. Du travail bien fait. Portée par le scintillant Gary Clark et ses plus de 1000 yards et la doublette Art Monk/Ricky Sanders et leur 1130 yards, l’attaque aérienne tourne à bon régime, malgré un poste de passeur parfois chancelant.
Soutenus par un jeu au sol plus discret et une défense bourrée de talents, les Redskins profitent de nouveau d’une saison écourtée par la grève pour signer 11 succès, 4 petits revers et se glisser tranquillement en embuscade. L’éternel Darrell Green, Barry Wilburn et Todd Bowles, les chasseurs de ballon, Charles Mann, Dexter Manley et leurs 18 sacks cumulés. Le rideau bourgogne et or ne manque pas d’atouts. Et il seront ô combien précieux en playoffs. Radasse en attaque, vorace en défense. Le pass rush inflige 39 sacks de plus que la ligne offensive n’en concède. En séries Williams ne sera sacké qu’une fois, ses vis-à-vis mordront la poussière à 12 reprises.
« Ils sackent comment on marque des touchdowns, » résume le quarterback.
Les Bears écartés après avoir longtemps couru au score, les Redskins mettent un terme au conte de fée de Vikings que personne n’attendait, qualifiés in extremis et tombeurs nets et surprises de Saints et 49ers aux bilans nettement plus flatteurs. Déjà vaincus au bout du suspense, en prolongation, en semaine 15, la dernière de la saison régulière, les Violets plient de nouveau face aux Redksins, dans une joute défensive qui fleure bon les séries. 5 ans après leur sacre de 82, les Peaux Rouges profitent d’une nouvelle grève pour se hisser à un marche du Graal.
Un Graal que les Broncos ont effleuré du bout des doigts. Terrassés en l’espace de 15 minutes 12 mois plus tôt sur la pelouse du Rose Bowl de Pasadena, ils n’ont pas vraiment changé. Pas de grande remise en question, juste la conscience d’un potentiel immense qu’il reste encore à apprivoiser pour l’exploiter au mieux. Portés par un John Elway toujours aussi étincelant, qui conquit 3198 yards dans les airs, en ajoute 304 au sol et marque 22 fois, les canassons tracent tranquillement leur chemin après un début de saison chahuté. Une démonstration de force face aux Seahawks (40-17), un nul en prolongation face aux Packers à Milwaukee, un déplacement annulé à Cleveland pour cause de grève, une fessée XXL à la maison face aux Oilers (10-40), puis ils prennent enfin leur rythme de croisière. Un trot mesuré entrecoupé de quelques envolées au grand galop.
Emmenés par une attaque équilibrée qui colle régulièrement plus de 30 pions et une défense sans star qui avaient déjà fait recette en 86, les Broncos de Dan Reeves finissent en tête de l’AFC. Au premier tour, ils se vengent des Oilers de Warren Moon en leur infligeant un cinglant 34-10, avant de dégoûter les Browns en finale de conférence, comme un an plus tôt, au terme d’une rencontre épique. The Fumble. Un brin de chance qui leur doit la faveur des pronostics. Un brin de chance et un MVP en guise de quarterback.
Dougy Style
Dans un Jack Murphy Stadium de San Diego, plein à craquer, vibrant et bruyant, c’est une véritable marrée orange qui déferle. Descendus par milliers des Rocheuses, peinturés aux couleurs des Broncos, ils animent un tailgate festif et plein d’enthousiasme. Après leurs déconvenues des Super Bowls XII et XXI, c’est leur année. Il ne peut pas en être autrement. Ils méritent leur première bague. Au Redskins Park, quartier général de la franchise de Washington, Doug Williams n’a que faire de la couleur de sa peau et prépare le grand jour quand un pro. Séances vidéos, répétitions, entrevues, rien ne l’écarte de sa routine. Mais la question est inévitable. Et sa réponse est toute bête.
« Le hasard a fait de moi un Redskin, un quarterback et un noir. Tout ce qui m’intéresse maintenant c’est le match. Après le match– noir, blanc, vert ou jaune – on en reparlera. »
L’entame ne va pas calmer leur enthousiasme. Bien au contraire. Les Redskins semblent rapidement rattrapés par les vieux démons d’il y à 5 ans. Fébrilité, manque de mordant, ils n’y sont pas. À l’inverse, appliqués et forts de leur expérience malheureuse de l’hiver passé, les Broncos entament idéalement la rencontre. Après un rapide stop en défense, John Elway allume la mèche, Ricky Nattiel se charge de la déflagration. Sur leur première attaque du match, le passeur expédie une ogive de plus de 40 yards dans les bras de son receveur. « Ricky The Rocket » résiste au retour du safety et plonge dans la peinture orangée. 7-0. 2 minutes ne se sont même pas écoulées depuis le coup d’envoi. La marrée orange située derrière l’un des en-buts est en ébullition. Un nouveau 3-and-out expéditif et revoilà le blondinet aux commandes du destrier des Rocheuses. 32 yards vers Mark Jackson, puis une réception de 23 yards qui fait de John le premier quarterback à attraper une passe dans un Super Bowl. Le prodige de Stanford est éblouissant. Pas assez pour réussir à briser une nouvelle fois le verrou de D.C. Rich Karlis ajoute trois points au pied. 10-0. Tout baigne.
Star du début de match des ‘Skins, le punter Steve Cox dégage les siens pour la troisième fois en autant de séries offensives. Propulsés par les 24 yards au sol de Gene Lang, les étalons poursuivent leur marche en avant et remontent jusqu’aux 30 yards de Washington. Puis c’est le grand bon en arrière. Elway mange le safety Alvin Walton en pleine face et recule de 18 yards sur un 3e essai. Il n’y aura pas de points à la clé cette fois-ci. Le premier tournant du match. LE tournant même. Incapables d’avancer, systématiquement contraints de rendre le ballon, les hommes de Joe Gibbs sont à la rue. Sans idées. Sans solutions. Et sans quarterback titulaire. Sacké, Doug Williams sent sa jambe vriller et doit quitter le terrain. À peine entrée en jeu, la doublure Jay Schroeder se fait sacker. Après 15 minutes ineptes, les Bourgogne et Or accusent 10 points de retard. Que 10 points. Seulement, jamais dans l’histoire du Super Bowl une équipe n’est parvenue à remonter pareil déficit. Et rien ne laisse présager que les joueurs de la capitale fédérale seront les premiers.
Revenu en jeu dans les premières secondes du 2e quart-temps, Doug Williams trouve enfin l’interrupteur. Sur l’extérieur, Ricky Sanders se défait du marquage viril de Mark Haynes, s’échappe dans le dos du cornerback, saisit le cuir et dévale le terrain jusqu’à la endzone, 80 yards plus loin. La lumière vient de s’allumer, éclatante, éblouissante. Enfin. Un rapide stop, une remontée éclaire et sur les 27 yards de Denver, les Redskins se retrouvent face à un dilemme. 3e et 1. Courir ou passer ? Le bon sens pointe vers le sol. Mais justement, pourquoi aller là où on les attend. Williams choisit la voie des airs et envoie Gary Clark dans la peinture. 14-10. Les Broncos ne paniquent pas. Elway et Winder remontent tranquillement le terrain et mettent Karlis sur orbite. Mais de 43 yards, le botteur rate la cible. Après 16 yards dans les airs qui donnent un peu d’air aux Peaux Rouges, Timmy Smith, coureur rookie titularisé pour la première fois de sa carrière, engloutit 58 yards. Personne pour le rattraper. 21-10. Il serait peut-être temps de commencer à paniquer.
Un an plus tôt, les Broncos avaient sombré dans un un 3e quart-temps qui avait vu les Giants leur infliger un 17-0 fatal. Un an plus tard, l’histoire se répète. Avec 15 minutes d’avance. Dans un 2e quart-temps qui vire à l’apocalypse, Doug Williams dégaine une bombe victorieuse de 50 yards dans les gants de Sanders. 28-10. PEGI 18. Cachez les enfants. Ça tourne au carnage. Le passeur de D.C. et son impitoyable et infaillible bras sont en train de transformer la défense des canassons en immonde bouillie. Et quand les joueurs du Colorado remettent à peine leurs mains tremblantes sur le ballon, John Elway se fait intercepter par Barry Wilburn. Timmy Smith écrase l’accélérateur et laisse sur le cul une défense de Denver apathique sur une course électrisante de 43 yards, ballon à une main. Williams et Clint Didier achèvent l’ouvrage dans les airs. 35-10. Le premier acte s’achève sur une nouvelle interception d’un John Elway découragé. En 15 minutes, les Redskins viennent de remplir les pages du livre des records du Super Bowl. La marrée orange, si bruyante en début de match est frappée de mutisme.
« Avant même que l’on ne s’en rende compte, ils avaient 35 points, » lâchera John Elway.
18. Il ne leur aura fallu que 18 jeux pour inscrire 35 points et parcourir 356 yards. 9/11,228 yards et 4 touchdowns, Doug Williams vient de réaliser le quart-temps le plus époustouflant jamais réalisé par une passeur au Big Game. 5 courses, c’est ce qu’il aura fallu à Timmy Smith pour dévaler 122 yards et marquer une fois. Ricky Sanders, lui, n’a eu besoin que de 4 réceptions pour s’offrir 168 yards et 2 touchdowns. Un récital. Un cataclysme. Il reste 30 minutes de jeux, mais le Super Bowl XXII a déjà livré son verdict.
« Il n’aurait pas pu mieux jouer, » commentera Joe Gibbs à propos de la performance XXL de son passeur. « Je ne crois pas qu’il aurait pu mieux lancer le ballon. Je ne crois pas qu’il aurait pu mieux commander l’attaque. En 30 ans de carrière de coach, je n’ai jamais rien vécu de pareil, un quart-temps parfait ou tout se déroule comme espéré. »
Only in America
Anecdotique. La seconde mi-temps n’est qu’une longue et inéluctable mise à mort. Presque gênant. Les Broncos n’ont plus le cœur. Les Redskins font déjà la fiesta. Dépité, l’orgueilleux John Elway balance 3 nouvelles interceptions et broute 5 fois le gazon californien. Incapable de sauver le semblant d’honneur qu’il lui reste, le passeur reste muet et toute l’attaque avec. 10 points en ouverture, puis plus rien. Comme un moteur qu’on aurait poussé trop fort trop tôt. Le coup de la panne. En face, après un 3e quart-temps sans points et sans grand intérêt, les Redksins se rappellent au bon souvenir d’un 2e quart de rêve en montant un drive d’école. Propulsés par les 43 yards de l’inévitable et insaisissable Timmy Smith et 23 yards de Clark sur un reverse, les protégés de Joe Gibbs plantent une dernière fois leur tipi dans la peinture. 42-10. Les Broncos viennent de rendre leur dernier souffle. Coup de sifflet final. Records dans les airs pour Doug Williams et Ricky Sanders. Record au sol pour Timmy Smith. Un football total. Un triomphe total. En face, un fiasco gigantesque.
« Je voudrais féliciter les Redskins, » déclarera Dan Reeves, lucide, en conférence de presse. « Ils méritent d’être champions du monde. C’était impossible de les arrêter. Ils ont marqué sur cinq séries consécutives. Impossible de remporter une finale en jouant comme ça. Ça aurait été dur pour n’importe qui de battre Washington aujourd’hui. »
Revenu de nulle part, Doug Williams vient d’écrire l’une des plus belles et improbables pages de l’histoire de la NFL. Une histoire à l’américaine. Comme les Yankees les aiment tant. Car au pays de l’oncle Sam, tout est possible. Le moindre rêve est permis. Tout ce qu’il faut, c’est y croire, se battre jusqu’au bout. La récompense viendra. À force de détermination et de coups de pouce du destin, le premier quarterback afro-américain de l’histoire du Super Bowl aura donné une leçon au prodige de la côte ouest, biberonné au football depuis sa plus tendre enfance, baladé entre l’État de Washington, le Montana et la Californie à mesure que son coach de père changeait de casquette. Un rêve éveillé pour le gamin du bayou.
Accolades, effusions de bonheur et d’amour fraternelle, ovation debout de tout un stade. Doug Williams vient de vivre la plus belle soirée de sa vie. Ivre de joie, il s’engouffre dans le tunnel menant au vestiaire entouré d’une nuée de journalistes, coéquipiers et fans tous plus surexcités les uns que les autres. Pour lui, « seule la victoire comptait. » Il aura fait tellement plus.