Son histoire aurait pu être celle de milliers de gamins. Celle d’un apprenti sportif devenu athlète accompli. Celle d’un gosse tout droit sorti d’un milieu défavorisé devenu star de son lycée, de son quartier, de sa ville, de son État. L’idole de tout un pays. Mais son pays décida de lui tourner le dos. Un déchirement. Une blessure ouverte. Parti panser ses plaies en exil de l’autre côté de la frontière, au Nord, Warren Moon mijote sa revanche. Son histoire, c’est celle d’une époque. Celle d’un football encore enlisé dans des préjugés racistes nauséabonds. Son histoire, c’est celle d’une lumière d’espoir, une lumière de tolérance et d’ouverture. Un clair de lune.
Un Husky au pays des Eskimos
Né dans la Cité des Anges, Warren grandit au milieu de six frangines. Lorsque son père décède, il n’a que 7 ans. Il se mue alors en véritable homme au foyer pour aider sa famille. Cuisine, couture, repassage. Un travail à temps plein qui le contraint à choisir : il ne pourra pratiquer qu’un seul sport. Son choix se porte sur le ballon à lacet et un poste bien précis : quarterback. Une évidence. Après tout il ne connaît personne capable de lancer aussi loin, aussi fort et aussi précisément que lui. Originaire d’un quartier à la réputation peu reluisante et où les établissements ne sont pas vraiment reconnus pour la qualité de leur enseignement, il utilise l’adresse de la mère d’un de ses potes pour finalement être accepté à la Alexander Hamilton High School. De quoi booster de façon signifiante ses chances de rejoindre une université réputée et un programme de foot à la hauteur de son talent. Sa carrière lycéenne se déroulera discrètement. Son seul véritable fait d’arme : les playoffs et une mention dans la all-city team lors de sa campagne de senior. Pas de quoi braquer les projecteurs sur lui.
Malgré de nombreuses offres, il atterrit chez les Wildcats du confidentiel West Los Angeles College, en JUCO. Il faut dire que nombreux sont les programmes à vouloir le reconvertir à un autre poste. Studieux, mobile, véritable rampe de lancement, même lorsqu’il foulait les terrains lycéens, la menace d’un changement de position planait en permanence au-dessus de lui. Receveur, coureur, ses coachs n’ont de cesse de vouloir le reconvertir. Pas question pour Warren. Pas question quand on est capable d’expédier une ogive de 80 yards pile entre les numéros.
« Quand j’ai quitté le lycée, je faisais partie de l’équipe type de la ville et de l’État, mais ils voulaient tous me faire devenir receveur, » se souvient-il.
Son ami James Lofton, quarterback all-city de L.A., cédera à la pression. Il rejoindra le Hall of Fame comme receveur. En 74-75, Warren efface des tablettes des records en pagaille. Son bras bionique ne semble pas éveiller davantage d’intérêt pourtant. À part celui de Dick Scesniak peut-être. Le coordinateur offensif de l’Université de Washington. Premier QB noir de l’histoire de la fac, il est constamment sifflé, provoqué et menacé par des fans restés au Moyen-Âge. Après deux premières saisons comme titulaire tout sauf excitantes au sein d’une attaque sans imagination (11-11), il passe enfin la seconde. Et les Huskies avec. Un succès de prestige sur des Michigan Wolverines archi favoris lors du Rose Bowl 78 (27-20), un titre de MVP de la rencontre, une couronne de meilleur joueur de la Pac-8 et voilà que son nom éclot enfin sur la scène nationale. Pourtant, il traversera la draft comme un fantôme. Earl Campbell, Wes Chandler, son pote James Lofton, Clay Matthews, Ozzie Newsome, mais pas le moindre Warren Moon à l’horizon. Pourquoi ?
Être noir et quarterback dans la NFL des années 70-80 ? Presque une hérésie. Centre et middle linebacker aussi sont la chasse gardée des Blancs. Être un joueur de football noir signifie être un athlète, pas un cerveau. Non, les États-Unis des années disco n’en n’ont pas encore fini avec le racisme le plus primaire. Warren Moon n’est pas assez rapide pour se muer en receveur. Du haut de son mètre 91, fort de ses 100 kilos, doté d’un bras d’une vélocité et d’une puissance dévastatrice et passionné par la science du jeu, il est l’archétype du QB NFL. À quoi bon vouloir le reconvertir à tout prix ?
« J’ai refusé ; j’irai jusqu’en Sibérie s’il le faut, mais je ne jouerai jamais à un autre poste que quarterback, » tranche-t-il.
La NFL lui tourne le dos. Il tourne la tête ailleurs. Vers le Nord. Pas encore la Sibérie, mais presque. Vers la CFL. Vers une ligue plus ouverte d’esprit. L’ancien Husky s’en va au pays des Eskimos. À Edmonton. En Alberta, amer, rejeté par son propre pays, au milieu des pleines et sommets enneigés, entre les lacs gelés et les sables bitumineux, il prépare sa revanche.
« Lire une défense, assimiler les schémas tactiques, être le visage d’une franchise. Trop de gens dans le football professionnel nous en pensaient incapables, » déplorait Warren Moon dans les colonnes du NY Times en février dernier.
Loin des préjugés, il va devenir tout cela. Ce leader par l’exemple à défaut de l’être par la voie. Sous les couleurs des Eskimos d’Edmonton, il partage le poste avec Tom Wilkinson. La doublette va faire des merveilles instantanément. 1978, 79, 80, 81, 82. Les Esquimaux décrochent cinq Coupes Grey consécutives. Une première jamais égalée depuis. Un dynastie est née. En lançant exactement 5000 yards en 1982, il devient le premier passeur pro à atteindre cette marque symbolique. Un Everest du football à l’époque. L’année suivant, il décroche une couronne de MVP après une saison record à 5648 yards. 21 228 yards, 144 touchdowns dans les airs, des exploits à répétition en playoffs. En cinq années, Warren Moon éclabousse de son talent une CFL obsédée par les airs et s’ouvre les portes du Hall of Fame canadien. Mieux encore, ce sont celles de la NFL qui cèdent enfin devant lui. Une NFL qui ne l’avait même pas convié au Combine, lui le meilleur quarterback de l’une des meilleures conférences universitaires. Une NFL dont aucune franchise n’avait daigné le mettre à l’essai en privé. L’heure de la vengeance a sonné.
Run and Shoot
Adieu le froid sibérien de l’Alberta et son parfum grisant du succès. Bienvenue dans la fournaise texane de Houston et sa culture de la médiocrité. De la province du pétrole à l’État de l’or noir. À Space City, il retrouve Hugh Campbell, son ancien gourou chez les Eskimos. Si les premiers pas de Warren dans la grande ligue sont approximatifs et que le QB peine à s’adapter, rien n’y paraît. Du moins statistiquement parlant. Pour sa première campagne sous les couleurs des Oilers en 84, il tutoie les étoiles. 3338 yards dans les airs, record de franchise. S’il brille individuellement, les chercheurs de pétrole s’empêtrent dans le mazout. 3-13. 5-11. 5-11. Ils sont abonnés à la dernière place de la division Centrale de l’AFC. Mais plus pour longtemps. Campbell remercié en 85, Jerry Glanville prend la relève. Et il va parfaitement exploiter les talents de Warren Moon. Avec un lance missile en guise de bras, il devient l’artilleur en chef d’une attaque Run and Shoot qui pilonne à tout vas. Inlassablement. Dans une saison 1987 écourtée d’une semaine à cause d’une grève, les Ciel et Blanc s’offrent enfin un bilan positif. 9-6. Un billet pour les playoffs en prime. Pourtant, l’ambiance auprès des fans n’est pas des plus joyeuses et Warren fait office de cible favorite.
« Je me souviens d’un match cette année-là, j’avais vraiment bien joué, mais comme seul commentaire positif j’avais eu le droit à : ‘Warren, mec, t’as lancé le ballon comme si tu lançais une pastèque,' » se remémore-t-il. « J’ai hésité entre le remercier ou faire demi-tour et lui mettre mon poing dans la tronche. »
Dans cette belle ambiance et pour son premier match de séries dans la NFL, Warren se débarrasse des Seahawks au bout des prolongations. Les Broncos auront raison de ses ambitions la semaine suivante. Bis repetita un an plus tard. Une saison régulière bien maitrisée, un succès en wild card, puis patatra. Une sale habitude. Face aux sifflets et à la pression constante qui le suit, il prend sur lui. Dans le huddle, dix paires d’yeux rivées sur lui, il se camoufle derrière un masque, imperméable aux turbulences extérieures. Pas d’autre choix. Il se battit un moral de battant. Appliqué, travailleur, d’une rigueur de tous les instants, il est l’inverse d’un fantasque et volubile Cam Newton, devenu son protégé. Un devoir avant d’être un plaisir. Deux décennies plus tard, c’est peut-être là son plus grand regret : trop de pression, trop d’exigence personnelle, pas assez de légèreté et de plaisir.
En 89, il paraphe une entente de 5 ans et 10 millions qui fait de lui le joueur le mieux payé de la ligue. 4689 yards, 33 touchdowns et 9 rencontres au-delà des 300 yards. Il fait honneur à son contrat. Le 14 octobre 1990, il devient le premier passeur de l’histoire à dépasser la barre des 20 000 yards en CFL et en NFL. Ce jour-là, il passe 369 yards et 5 touchdowns à de pauvres Bengals (48-17). Le ballon quitte ses doigts dans un claquement inimitable et fonce dans une spirale parfaite dans les mains de ses receveurs. Une véritable valse. Le 16 décembre, sous la pluie, sur un synthétique rendu glissant, il anéantit les Chiefs et leur défense de fer. 527 yards. Seul le Ram Norm Van Brocklin a fait mieux en 51 (554). Moon sera imité au yard près par un autre joueur de Houston 22 ans plus tard, Matt Schaub. L’année suivante il ajoute un yard à son compteur et rejoint Dan Marino et Dan Fouts dans le club très fermé des passeurs à dépasser la barre des 4000 yards deux années de suite. Les « boooooo » cèdent enfin leur place aux « Mooooooooon. »
De la légende vivante des Dolphins (toujours en activité à l’époque), il hérite également de la culture de la lose en séries. Les saisons se succèdent et les défaites en playoffs aussi. Impossible de franchir le Divisionnal round. En 92, au premier tour face aux Bills de Jim Kelly, Warren Moon déroule. 222 yards et 4 touchdowns en une mi-temps, une confortable avance de 28-3 qui gonfle rapidement à 35-3 au retour des vestiaires, les Oilers semblent hors de portée. Et pourtant. 5 touchdowns sans réplique, les Bills passent devant. Un drive de la dernière chance pour les joueurs du Texas et un field goal à l’ultime seconde : direction les prolongations. Tout n’est pas perdu. Mais Warren se fait intercepter et les potes de Jim Kelly décrochent un succès d’anthologie. Le plus gros retour de l’histoire de la ligue. The Comeback.
Au bout de la nuit
Loin d’être abattus, les chercheurs d’or noir signent leur plus belle saison de l’ère Moon l’année suivante. 12-4, un titre de division et… une nouvelle désillusion. Cette fois-ci, ce sont les Chiefs d’un Joe Montana au crépuscule de sa carrière qui jouent les briseurs de rêve. Après 70 victoires, un record de franchise qui tiendra jusqu’à Steve McNair, Warren Moon quitte le Texas des records plein les poches. Des marques qui tiennent toujours dans le livre des records de Oilers devenus Titans. Au revoir le pétrole. Retour dans le Nord. Direction l’État aux 10 000 lacs. Échangé avec les Vikings, il continue de martyriser les défenses. Deux premières saisons au-delà des 4200 yards, une nouvelle défaite en playoffs, puis une vilaine blessure qui le prive de la moitié de la saison 96. Brad Johnson devient le titulaire. Face au refus de Moon de consentir une réductions salarial et de se contenter d’un rôle de doublure, la franchise de Minneapolis le remercie. Deux années de piges anecdotiques à Seattle, un dernier baroud d’honneur à Kansas City en 2000 et 2001 comme remplaçant et Warren Moon raccroche. Au bout du rouleau. Il a 44 ans.
Joueur Offensif de l’Année en 90, 9 fois pro bowler, boulimique de yards, il achève sa carrière d’un bord à l’autre de la frontière avec plus de 5300 passes complétées sur plus de 9200 tentées, 70 553 yards, et 435 touchdowns. Astronomique. Ses 162 fumbles dont 56 recouverts ont longtemps fait office de record. C’était avant que Brett Favre ne passe par là. Pilonneur sans pitié et sans couronne. Comme son illustre contemporain Dan Marino, Warren Moon et son éternelle moustache tournent le dos au terrain pour rejoindre les tribunes de presse sans la moindre bague NFL au doigt. Si le natif de L.A. a connu le succès à Edmonton, et prouvé qu’être noir ne se résumait pas à être un athlète, sa revanche personnelle demeurera éternellement incomplète. Il s’en sera fallu d’un rien. Un petit coup de pouce du destin. Un quart de lune.