Dans les années 60, les Colin Kaepernick, Robert Griffin III et autres Michael Vick ne sont pas légion. Pire encore, ils sont une espèce inconnue. À cette époque, un quarterback ça lance le cuir, ça ne court pas avec. Point. Seulement, les choses ne vont pas tarder à changer. Le responsable de cette petite révolution? Fran Tarkenton. Sous l’impulsion du prodige, c’est toute l’approche du poste de quarterback qui va être remise en question. Et c’est dans le sillage de ses prouesses que les Vikings vont prendre leur envol.
Des débuts tonitruants
1961, année zéro. Nouvellement créée, la franchise du Minnesota fait ses premiers pas dans la cour des grands. Au terme d’une présaison conclue sans le moindre succès, les hommes du Nord ouvrent leur première campagne face aux redoutables Bears et leur légendaire coach George Halas. Dans une rencontre brouillonne, les Violets frappent les premiers, mais patinent en attaque. Norm Van Brocklin bouleverse ses plans, tente un coup de poker et envoie le vétéran George Shaw sur le banc. Son remplaçant : un certain Fran Tarkenton — un nom qui le prédestinait à se parer du Pourpre et Or de ces Vikings flambant neufs —, petit nouveau drafté au 3e tour en provenance des Georgia Bulldogs, formation qu’il a menée au titre SEC en 1959. Un joueur plus déterminé que jamais, et qui n’allait pas tarder à le prouver.
« Je ne crois pas que Coach Butts (le coach des Bulldogs, ndlr) pense que je puisse réussir chez les pros, » confiait Tarkenton après la draft. « Je vais prouver à tous que c’est faux. »
L’électrochoc est instantané. Le débutant insuffle un souffle nouveau à ses partenaires. Au terme d’une série impressionnante de maîtrise, il envoie son tight end Bob Schnelker en Terre Promise. En seconde période, dans un Metropolitan stadium inondé de soleil, Fran Tarkenton poursuit son récital. Les fans sont médusés. Les observateurs également. La défense des Bears est tétanisée. Avec une insolence déconcertante, frôlant l’indécence, l’ancien All-American ajoute trois touchdowns aériens à une escouade défensive de Chicago aux abois. Clou du spectacle, il rejoint la endzone à pied en fin de rencontre, faisant parler ses jambes. Avant goût de ce qui allait rapidement devenir sa marque de fabrique et bouleverser à jamais la vision du poste de quarterback. Emmenés par un jeune et galopant passeur, les Vikings viennent de terrasser les Bears 37-13 pour leurs grands débuts dans la NFL. Tarkenton conclut la rencontre avec un réjouissant 17/23, 250 yards et quatre touchdowns. Feu de paille ou véritable star en devenir? La réponse n’allait pas tarder à arriver.
La révolution est en marche
Si les résultats tardent à venir, la franchise de Minneapolis, de par son jeu excitant et imprévisible, a déjà gagné le respect de ses pairs. Première icône de la dernière née de la ligue américaine de football, Fran Tarkenton ne s’est pas contenté de marquer l’histoire des Vikings. C’est toute la NFL qu’il a marquée de son empreinte. Car si sa précision chirurgicale dans les airs fait des ravages dans les lignes arrières, c’est son habileté à progresser ballon en main et à esquiver la pression qui détonne. Une tendance inédite. Véritable anomalie dans une ligue où les quarterbacks restent le plus souvent figés dans leur poche. Pareils à des statues de marbre. S’il faudra attendre plusieurs décennies et Steve Young pour qu’émerge le premier passeur estampillé « double menace », la mobilité de Tarkenton en fait un joueur à part. Un joueur imprévisible, capable de bombarder le fond du terrain de passes millimétrées ou de vous faire payer un marquage trop profond en prenant ses jambes à son coup, le cuir bien serré sous son bras. Un joueur d’une précision rare en mouvement, qui n’a pas peur de s’échapper de la poche pour fuir la pression et tenter de trouver une cible démarquée.
En 1964, dans un duel accroché face aux Packers, les Vikings sont menés 23-21. Les secondes s’égrainent. Mois d’une minute, quatrième tentative et 22 yards pour rejoindre la endzone. La situation semble désespérée. Mais pas pour Tarkenton. Dans le huddle, le quarterback explique à ses coéquipiers : « Il faut qu’on fasse quelque chose de drastique. Vous les receveurs, vous courez 25 yards en profondeur, je vais me déplacer jusqu’à ce que l’un de vous se démarque. » C’est la première fois que le passeur appelle un tel jeu. Et l’action est couronnée de succès. Les Vikings décrochent une première tentative. Le kicker fait le reste. Fran Tarkenton dans toute sa splendeur.
Son profil inédit, unique, lui valut bien des surnoms : « The Mad Scrambler, » « Scramblin’ Fran » ou encore « Frantic Fran, » autant de sobriquets pour décrire son inimitable capacité à esquiver les sacks, valser entre les pass rushers et finalement s’échapper de son bouclier protecteur et prendre la poudre d’escampette. Le tout, au grand dam de son coach Norm Van Brocklin, qui méprise l’idée même d’avoir un quarterback mobile dans ses rangs. Mais « Sir Francis » n’en a que faire. Avec 3 674 yards au sol au compteur durant sa longue et prolifique carrière, Fran Tarkenton est un avant-gardiste. Capable de sillonner le terrain en long, en large et en travers, il déstabilise des défenses déboussolées face à ce passeur intenable.
Comme un goût d’inachevé
Neuf invitations au Pro Bowl, un titre de MVP en 1975, son numéro 10 retiré des Vikings, une place bien au chaud au Ring of Honor de la franchise et aux Halls of Fame de Canton et d’Atlanta, celui du football universitaire. Le pedigree de Tarkenton en dit long. Ajoutez à cela des records de franchise toujours inégalés et des records de la ligue en pagaille au moment de sa retraite : passes tentées (6 467), passes complétées (3 686), yards (47 003), touchdowns (342). Car avant d’être un joueur aux jambes folles, le quarterback des Vikings est un passeur remarquable. Une arme de destruction massive qui tout au long de sa carrière, dans le Minnesota comme du côté de New York, a amassé en yards l’équivalent de 500 terrains de football. Lorsqu’il tire sa révérence en 1976, aucun quarterback titulaire n’a glané autant de victoires que Fran Tarkenton. Le mythique Bud Grant, non sans une certaine partialité, dira de lui qu’il est « le meilleur quarterback de tous les temps. »
Malgré ses prouesses, jamais il ne connaitra la consécration suprême. Jamais il n’aura l’honneur de brandir le trophée Lombardi. Car Fran Tarkenton fait partie de la génération maudite des Vikings. Celle qui tant de fois a approché l’Eden, sans jamais parvenir à y pénétrer. Devenu titulaire indiscutable dès la première saison, le quarterback enchaîne les performances de haute volée durant six années, mais les Vikings ne parviennent pas à prendre leur envol et les saisons négatives s’enchaînent. Inexorablement. En 1967, dans l’impasse sportivement, la franchise du Minnesota décide de l’envoyer chez les Giants en échange de deux choix de premier tour et deux de deuxième tour répartis sur les trois prochaines drafts. Cinq années plus tard, et après avoir redressé une franchise moribonde, il retrouve la terre aux 10 000 lacs dans le cadre d’un nouvel échange de grande envergure. Sous l’impulsion de Bud Grant et des redoutables « Purple People Eaters » la franchise du Minnesota écrase tout. Ou presque. De 1972 à 78, Tarkenton mène les Vikings à six titres dans la division Centrale de la NFC et hisse trois fois les siens jusqu’au Super Bowl. Trois occasions de conquérir une bague. Trois revers. Trois désillusions. Trois bourreaux : Dolphins, Steelers et Raiders. Une génération maudite.
Plus jamais le quarterback ne sera ce joueur unidimensionnel. Voué à lancer le ballon, exclusivement. Fran Tarkenton est un véritable pionnier dans l’art de passer et porter le cuir. Un art que ses illustres successeurs se sont appliqués à perfectionner au fil des années. Le maître en la matière? Probablement Randall Cunningham, savant mélange d’explosivité, de folie, de puissance de frappe et de précision. Un autre joueur qui a fait le bonheur des Minnesota Vikings. Un autre joueur qui a effleuré le Graal du bout des doigts, sans parvenir à mettre la main dessus. Car au pays des passeurs cavaleurs, rares sont ceux à être parvenus à conquérir un titre. Une prouesse qu’un certain Russell Wilson a réalisée pas plus tard qu’en février dernier. Il y a de l’espoir.