Un métropole verticale tapissée de blanc 5 mois par an. Un archipel couleur chlorophylle bordé de sable fin qui baigne dans l’azure à l’année longue. Un amas de béton et de bitume déposé en plein désert. Une campagne bucolique régulièrement arrosée par un climat océanique parfois capricieux. La vie de N’Keal Harry ressemble à un documentaire de la BBC. Ne manque plus que la voix de David Attenborough pour nous accompagner dans notre escapade à travers le continent américain.
Sirop d’érable et grenadine
Les lagons turquoises à l’eau translucide gorgée de vie de Tobago Cays. Les plages d’un blanc d’ivoire de Palm Island et Salt Whistle Bay, bordées de palmiers paresseux qui se laissent bercer par la brise. Les versants dégoulinants de verdure de la Soufrière, volcan retombé en léthargie depuis son dernier coup de colère de 1979. Sur le rivage, des modestes cabanons sur pilotis qui survivent dans l’ombre de resorts nettement plus arrogants, eux. Au large, des voiliers et leurs parures blanches qui animent l’enchanteresse Admiraly Bay de Bequia, la plus grande île des Grenadines, cet archipel du sud des Caraïbes partagé entre Grenade et St-Vincent-et-les-Grenadines. Kingstown, poumon économique et capitale de cet État insulaire éparpillé au large du Venezuela. Coincé entre Sainte-Lucie au nord et Trinité-et-Tobago au sud. C’est dans ce petit pays d’à peine plus de 100 000 habitants qui ne s’émancipera de la couronne britannique que le 27 octobre 1979 que grandit N’Keal Harry.
C’est pourtant à 3800 kilomètres plus au nord, dans des contrées nettement moins douces et humides au sens de l’hospitalité parfois douteux qu’il voit le jour. Sur les rives du lac Ontario, là où sa mère, comme des centaines d’autres Vincentais, est partie chercher un avenir meilleur. Enceinte, elle prend peu à peu conscience que le climat schizophrène canadien est radicalement différent de la chaleur tropicale permanente de son île natale. À mesure que son ventre grossit et que le mercure dégringole, Naudine peaufine son plan d’évasion. Lorsque N’Keal vient au monde le 17 décembre 1997, le liquide rougeâtre du thermomètre se hisse péniblement jusqu’à 7 degrés, un froid presque caniculaire à quelques jours de Noël, avant d’aller titiller le zéro une fois le soleil parti se coucher. Une température polaire lorsque l’on vient d’une île où l’on côtoie quotidiennement les 25-30 degrés. N’Keal n’a qu’un mois quand Naudine quitte finalement Toronto pour un État insulaire 30 fois moins peuplé que la géante ontarienne hérissée de verre et d’acier, mais 30 fois plus chaud. Il troque une ville où l’on s’abrite pour se mettre au chaud pour une île où l’on s’abrite pour se mettre au frais.
Pendant 4 ans, N’Keal vivra à Lowmans Hill, sur les hauteurs de Kingtstown, au sud de l’île, où sa jeune maman est employée pour une compagnie d’électricité. En 2001, Naudine et sa mère, Felna, prennent l’une des décisions les plus déchirantes de leurs vies. La séparation. Emmener le gamin vivre avec sa grand-mère. Aux États-Unis. En Arizona. The Grand Canyon State. Là où la vie lui offrira certainement plus d’opportunités. Toronto, le choc thermique en moins. Loin d’être un coup de tête, les deux femmes discutent de cette éventualité depuis de longs mois. Des mois d’hésitation et de tendres tractations pour la jeune mère qui finit finalement par céder à l’évidence. Patiemment, elles n’attendent plus que le moment opportun. Autour d’elles, l’incompréhension. Ça va être terriblement dur. Un tel dépaysement. Avec un jeune enfant qui plus est. Felna a beau reconnaître la part d’insensé du projet, elle est convaincue qu’il s’agit de la meilleure chose à faire. Pour N’keal. Pour son avenir.
« Il y a tout un tas d’opportunités [aux États-unis], » reconnait Naudine auprès d’ESPN en février 2019. « À un âge très précoce, nous avons décelé quelque chose de spécial en N’Keal, surtout quand il était question de sport. Alors nous avons décidé que [Felna] l’emmènerait avec elle. Ça n’a pas été facile. Ça n’a pas été une décision facile du tout. Mais ça a été pour le meilleur car jamais il n’aurait pu accomplir tout ça [à Saint-Vincent]. Jamais. »
Employée au Ministère de la Santé de son archipel natal pendant d’interminables années, Felna a pourtant pris sa retraite début 2001 pour pouvoir voyager et enfin découvrir ce monde qui l’intrigue tant. Mais après trois ans à dorloter son petit-fils, elle s’est prise d’un amour inconditionnel pour cette petite chose pleine de vie et d’énergie. Elle ne peut se résoudre à le laisser. Même dans les bras de sa mère. Surtout, elle veut pour lui le meilleur des avenirs. Un avenir dont elle dessine les contours au nord, encore. Mais pas aussi loin que ces contrées septentrionales aux hivers démentiels. Aux États-Unis et sa Sun Belt nettement plus tempérée. N’Keal n’a même pas encore soufflé sa 4e bougie lorsqu’il débarque dans l’Arizona aves sa grand-mère. Son tour du monde attendra. Là-bas, autant de sable, mais du bitume à la place de l’eau couleur Paradis. Après avoir élevé ses 4 enfants, Felna se retrouve de nouveau mère. De son petit-fils cette fois-ci.
Quand ils arrivent aux States, Felna et N’Keal n’ont rien. Ni amis, ni famille. Ils n’ont qu’eux. Appartement, bagnole, couverture médicale, job, école, tout le kit de base. À Scottsdale, à une vingtaine de bornes au nord-est de Phoenix, ils doivent se bâtir une nouvelle vie de A à Z. Pendant des années, multipliant et cumulant parfois les boulots, Felna va l’élever comme son propre fils, ne lésinant jamais sur la dose d’amour et d’affection. Et de sport. Pour tenir N’Keal occupé dans cette immense banlieue pavillonnaire fortunée aux allures d’oasis au milieu du désert où il ne connait encore personne.
« Depuis qu’il sait ramper et se déplacer tout seul, il y a toujours eu un ballon proche de lui, » se souvient Felna sur les ondes d’Arizona Sports 98.7 FM. « Même quand on se promenait dehors, il suffisait de lui donner un ballon pour que ce soit un gamin heureux. »
Après plusieurs mois d’acclimatation dans l’opulence de Scottsdale, la paire déménage à Chandler, banlieue résidentielle plus modeste au sud-est de Phoenix. Des maisons plus abordables, pléthore de terrains de sports, des écoles réputées et des programmes de sport reconnus. Une balle orange deux fois plus grosse que sa petite bouille souriante. Très vite, le basket devient son défouloir fétiche au milieu d’une myriade d’autres disciplines où il vide une jauge d’énergie qui semble voue à ne jamais s’épuiser. Athlétisme, baseball, natation, soccer, arts martiaux divers et variés comme le taekwondo, tout y passe. Sauf le karaté. Sa grand-mère a beau le convaincre de s’y mettre, il déteste ça. Puis sur le tard, le football version US. Version bourrin. À 6 piges, ballon rond au bout du pied, il plante des buts à des gosses de 8 ans. Sur les parquets, il est tellement doué que les parents des autres gamins s’en plaignent auprès du coach. Il fait de l’ombre à leurs médiocres morveux. Docile, l’entraîneur lui demande d’arrêter de shooter autant et de distribuer le ballon à ses petits camarades pleurnichards à la place. Une précocité qui lui doit le surnom d’Another LeBron James.
Pour payer ce train de vie de sportif touche-à-tout à son petit-fils, l’ancienne retraitée travaille comme une demeurée. De nuit. De jour. Jusqu’à deux jobs quand les temps sont plus durs. « Bien sûr, il y a des fois où je me suis demandée, ‘Dans quel pétrin je me suis embarquée’, » concède-t-elle à ESPN. Il peut parfois s’écouler jusqu’à 3 ou 4 jours sans que N’Keal ne voit sa grand-mère. Trop occupée à savourer les rares heures de repos entre ses deux boulots. À peine une poignée d’heures parfois pour sauter d’un uniforme à un autre. Même quand une des tantes de la famille les rejoint dans l’Arizona pour prêter main forte, Felna continue d’emmener le sportif en herbe à ses 15 000 entraînements hebdomadaires. Elle est la seule à savoir conduire. Pour pouvoir passer plus de temps avec lui et profiter de ses exploits d’apprenti sportif, elle abandonne ses études d’infirmière au Chandler-Gilbert Community College et opte même pour un emploi de nuit à l’Hospice of the Valley. De 10h le soir à 6h le lendemain matin.
« À ses entraînement, je m’asseyais avec mon livre de cours pour essayer d’étudier et à la fin de la session il arrivait tranquillement vers moi et me demandait, ‘Grand-mère, t’as vu ce catch que j’ai fait ?’, je lui répondais que non et ça lui faisait beaucoup de peine,» se souvient-elle auprès de Craig Morgan d’Arizona Sports 98.7 en 2016. « Il voulait que je le vois faire, il a donc fallu que je mette ma vie en pause pour lui. Ça n’a pas été évident pour moi, mais heureusement, j’ai pu compter sur l’aide de ses coachs. »
Des choix crève-coeur et un rythme de vie éreintant pour Felna. Son quart de travaille achevé, elle n’a que quelques heures pour attaquer le marathon des stades et salles de sport quotidien que lui impose un N’Keal qui a le malheur d’être doué à toutes les disciplines imaginables auxquelles il touche. « Natation, soccer, taekwondo. Il a un nombre délirant de trophées, » raconte T.J. Howard, son entraîneur de basket chez les AAU, un organisme de sport amateur pour les moins de 16 ans aux States. Il existerait même dans les méandres de YouTube une vidéo de lui qui catapulte un punt de 60 yards lors de son année de sophomore.
« Je crois sincèrement que ça a été la meilleure chose qui soit que ma grand-mère m’élève, » confie-t-il à ESPN. « Cette femme m’a appris tant de choses, absolument tout, des bonnes manières à avoir à comment s’adresser aux gens, en passant par s’exprimer le mieux possible et comment parler impeccablement. Je lui en suis tellement reconnaissant. »
Pourtant, loin des siens, il est parfois rattrapé par sa solitude. Cette mère restée à Saint-Vincent, ce père aux abonnés absents et Felna, cette femme incroyable qui endosse tous les rôles. Mais elle peut compter sur les coachs et les pères des amis de N’Keal pour incarner les figures masculines qui font si cruellement défaut au natif de Toronto. T.J. Howard, un de ses premiers entraîneurs de basket, Terry Patton, le père de Taylor, sa copine de l’époque, sprinteuse freshman de l’Université d’Arizona, qui l’accompagne à l’église tous les dimanches, et Shaun Agano, coach des footeux du lycée de Chandler. De véritables pères de substitution pour l’ado. Des présences salvatrices synonymes de répit pour Felna.
« C’était incroyablement dur, » corrobore-t-il. « Le simple fait que la plupart de mes amis aient encore leur père et leur mère. Je me retrouvais chez eux et je me demandais, ‘Pourquoi je n’ai pas de père ni de mère moi ?’. »
Dans cet isolement contraint, il nourrit une méfiance à l’égard des autres que les gens confondent souvent avec le flegme îlien si typique des Vincentais. Privé de père ou de grand frère pour lui servir de modèle, il est incapable de se confier à des hommes. Il doit tout apprendre tout seul. En autodidacte de la vie en société. À des milliers de bornes de là, grâce à la magie du téléphone, Naudine fait de son mieux pour entretenir le lien distendu avec sa mère et surtout son fils avec lequel elle parvient à parler régulièrement. Les visites sont rares par contre. 4 ou 5 fois en 17 années. Entre ses 4 et 21 ans, N’Keal s’offrira deux rares escapades régénératrices dans les Caraïbes. De loin, par procuration et non sans douleur, Naudine voit son gamin grandir sans elle. Au fond de lui, pourtant, et malgré son absence, l’ado sait qu’elle l’aime plus que tout au monde. Jamais il ne doutera de son amour. Jamais il ne se sentira abandonné. Jamais il ne nourrira la moindre rancune à son égard.
« C’était effroyablement difficile parfois parce que je suis loin, que je ne joue pas le moindre rôle dans son éducation et qu’il construit tous ces souvenirs sans moi à côté pour accompagner son apprentissage de la vie, » confesse-t-elle à ESPN. « C’est dur. Mais vous savez ce qui a rendu tout ça plus simple à admettre ? La femme incroyable que ma mère est. »
Sexagénaire reconvertie en maman, Felna doit supporter l’inévitable crise d’adolescence de N’Keal. Quand il étire outrageusement et volontairement sa nuit et qu’il se retrouve à la bourre pour l’école, elle doit prendre sa patience à deux mains, ranger sa fierté, rouler jusqu’au bahut et s’excuser platement du retard pour qu’il soit admis en classe. Résignée à ne pas se laisser marcher sur les pieds dans une maison dont on ne manque jamais de rien et qu’elle met un point d’honneur à toujours garder irréprochable, elle lève la voix parfois, rappelant qu’elle la dictatrice de ce foyer rempli d’amour.
Après deux années à taquiner la grosse balle orange et le long ballon fuselé sous les couleurs des Padres de Marcos de Niza, N’Keal rejoint Chandler High et son impressionnant fronton à colonnade classé aux monuments historiques. Un changement de décor prévu depuis plusieurs mois déjà. Depuis que l’ado a tranché entre basketball et football. Depuis que les grands espaces l’ont emporté sur le confort des parquets lustrés et climatisés. Au grand dam de Felna, qui aurait préféré qu’il opte pour un sport moins violent.
« C’était dur de trouver d’autres gamins qui étaient aussi durs et compétitifs que moi, » raconte-t-il à Melissa Jacobs de The Football Girl en avril 2019. « Le football fait partie de ces sports où, s’il y a un soucis, tu peux le régler sur le terrain, tu peux cogner quelqu’un dans les dents. »
Footballeur pétri de talent et dégoulinant d’envie, il impressionne depuis longtemps sur des parquets où il claque des dunks aussi aériens que fracassants. Face à Mesa Mountain, il écrase une galette oeuf-jambon-fromage qui fait voler le panneau en éclat. Pourtant, ses adieux au basket sont davantage marqués par la frustration que le fracas d’un tomahawk. Pour des raisons académiques, N’Keal est privé de premier tour des playoffs d’État et les Wolves sont sortis d’entrée par Phoenix Pinnacle. Pire, il doit affronter un tête-à-tête intimidant avec sa grand-mère pour lui expliquer sa suspension. Conscient de ses lacunes en classe, il prendra des cours de rab pendant l’été pour combler le retard accumulé et faire remonter un GPA essentiel l’heure du recrutement universitaire venue. Intransigeante avec son petit-fils, Felna peut également compter sur la complicité de profs qui l’informent du moindre écart.
Sur le rectangle bariolé de blanc, le Loup de Chandler vêtu de bleu et ses longs compas n’ont besoin que de 30 réceptions pour inscrire 13 touchdowns et empiler 657 yards pour leur année de junior. Depuis son arrivée dans la meute, le programme est sorti de sa torpeur pour enfin s’imposer parmi les poids lourds de l’Arizona. 2016. 2017. 2018. Les louveteaux de Saguano décrochent trois titres d’État consécutifs. Productif sans faire péter tous les records imaginables, N’Keal se meut en véritable machine à highlights. Catch à une main, réception insensée dans le trafic, numéro d’équilibriste en bord de terrain, il attrape tout et n’importe quoi dans des positions parfois absurdes et malgré des cotes qui morflent.
L’ange du désert
À 18 ans, il doit trancher. Quitter sa seconde mère ou rester près d’elle. À distance raisonnable. Se laisser séduire par un gros calibre NCAA peu importe sa géolocalisation ou bien faire le choix de la proximité quitte à renoncer à une équipe plus compétitive. Depuis 2 ans, receveur aux skills de basketteur, il est le prospect le plus convoité de tout l’Arizona. Recrue 5 étoiles d’après le site rivals.com, meilleur wide receiver de son millésime, 20e meilleur joueur de tout le pays, 13 programmes lui offrent une bourse d’études. S’ils n’iront pas jusque-là, les ténors d’Alabama et Notre Dame le suivent avec attention avant d’aller voir ailleurs.
Sur le chemin du retour de Washington State comme de Texas A&M, ses deux seules visites, N’Keal tente sa chance. Mi-octobre 2015, leur vol en provenance de College Station, refuge de l’université texane, a à peine atterri, ils sont encore dans les longs couloirs de l’aéroport de Phoenix, qu’il dégaine sans prévenir. Vraiment séduit par sa rencontre avec les Aggies et son guide de luxe Christian Kirk, natif de Scottsdale sacré Joueur de l’Année de l’Arizona un an plus tôt, il enroule lentement son bras autour des épaules de sa grand-mère, l’air de rien, lui fait part de sa très bonne impression et lui demande d’accepter de déménager avec lui s’il opte pour A&M. Ils ont déjà eu cette conversation plus d’une fois. Elle viendra lui rendre visite, évidemment, mais il est hors de question pour elle de faire ses cartons et de changer d’État.
« Tu dois te débrouiller seul, » se souvient-elle lui avoir intimé. « Fais ce que tu veux au plus profond de toi. Il n’est pas question de moi. Il n’est plus question de moi. Je t’ai accompagné jusqu’ici, mais maintenant, c’est à toi de poursuivre la route. »
Quelques jours plus tard, ils sont à Tempe. À 20 minutes à peine de bagnole de la maison. N’Keal n’est pas insensible à ce qu’il voit et ressent. Son choix se resserre. Pourquoi ? lui demande malicieusement Felna. « Parce que tu es là. » Évidemment. Arizona State ce sera. Pour rester proche de sa grand-mère. Jamais elle ne manquera le moindre de ses matchs au Sun Devil Stadium. Pendant que Louisville, Arizona, Texas, Colorado, Nebraska, Oregon State, UCLA, USC, Wisconsin, Oregon et Texas A&M, se replient sur d’autres options, le staff d’ASU, lui, se frotte les mains. Leur plus grosse prise depuis Vontaze Burfict en 2009. Le joyaux de l’État reste dans l’Arizona. À l’inverse de Byron Murphy, l’autre pépite du Copper State et ancien partenaire d’Harry à Marcos de Niza, le temps de leur saison de sophomore, avant que chacun ne change de lycée. Cornerback/receveur estampillé 2e meilleur prospect du coin, il était le compagnon de voyage de N’Keal lors de leurs visites automnales chez les Huskies et les Aggies. Depuis qu’ils ont joué ensemble sous la soutane des Padres, les deux ados veulent à tout prix poursuivre leur carrière universitaire sur le même campus. Ils auront beau répéter ce refrain en face des recruteurs, le destin en décide autrement. Si le natif de Toronto reste fidèle à son Arizona d’adoption, le futur Cardinal préfère aller voir du pays en filant dans le nord-ouest, à Washington.
Ancien basketteur qui aurait toute sa place en NBA d’après T.J. Howard, son coach de basket en AAU, N’Keal est un athlète bluffant, infernal à défendre dans la peinture. Les duels en haute altitude qu’il gagnait dans la raquette, il les remporte aisément dans la endzone face à des defensive backs nettement moins verticaux. Un généreux mètre 90, plus de 100 kilos sur la balance, le jeu de jambe de Cris Carter et les doigts de fée de Larry Fitzgerald. Capable d’enfoncer la défense au coeur du terrain sur un lancer rapide, de faire parler ses pieds de ballerine en bord de touche ou de léviter au-dessus des cornerbacks et safeties pour aller capter des ballons dans les airs, il est une menace aux quatre coins du rectangle qui exploite une fluidité scotchante acquise sur les parquets sur chacun de ses déplacements. Dans les espaces les plus vastes comme les plus resserrés, près de la ligne d’engagement comme dans le coin de la endzone. Si ses deux mains sont encore intactes, une seule lui suffit amplement pour aimanter les passes. USC en fera les frais fin octobre 2018 sur un catch lunaire. Odell-Beckham-Junioresque. Étiré de toute sa longueur, sur le dos, à l’horizontale, à 50 centimètres au-dessus du gazon ensoleillé du Coliseum de Los Angeles, le bras droit en extension. « Are you serious with this ? Come oooon ! » lâche le commentateur, sur le cul. Un bijou.
« C’est vraiment compliqué de jouer en homme-à-homme contre lui car c’est un gros bonhomme puissant et qui joue extrêmement bien le ballon, il a vraiment d’excellents ball skills, » commente Jay Norvell, coach des receveurs d’Arizona State. « Même quand les autres gars lui rentrent dedans et lui tiennent tête à la course, il est suffisamment costaud pour créer de la séparation et faire un gros jeu. »
Pour ses trois rencontres inaugurales sous le maroon and gold d’ASU, celui qui, sans une once de prétention, calque son jeu sur Calvin Johnson fait déjà parler sa vitesse et ses biscoteaux en plantant un touchdown à chaque match. Deux dans les airs, un sur le plancher des vaches. Dont l’une de ces délicieuses friandises à une main face à UTSA. Dans le coin de l’en-but, un défenseur aux basques, en suspension, le ballon vient se caler délicatement dans le creux de son coude gauche. Le résultat d’un talent frappé du sceau de l’évidence, mais aussi de coachs qui ne le lâchent pas à l’entraînement et le forcent sans cesse à se dépasser pour aller se sublimer les jours de match. Dès son premier jour à Tempe. Pas de traitement spécial pour le diadème local. Car il n’a effleuré qu’une partie de son potentiel. Hors de question de se reposer paresseusement sur ses acquis. Dès son année de freshman, coach Graham lui entre dans le crâne qu’il doit agir comme s’il s’agissait de sa dernière campagne universitaire. Comme s’il avait la maturité d’un senior.« […] Pas le temps d’être un freshman. […] Pas le temps d’avoir 17 ou 18 ans. Il [faut] agir comme un adulte, » explique Manny Wilkins, quarterback des Sun Devils passé par le même traitement viril.
Plus qu’un acrobate pétri de talent, les Sun Devils enrôlent un gamin élevé de façon irréprochable, la tête sur les épaules. Un gamin qui doit tout à une grand-mère à la dévotion sans pareil. Une femme forgée par Saint-Vincent-et-les Grenadines. Cet archipel où la réussite s’acquiert à la sueur de son front. À force de travail et d’abnégation. Pas de chance là-bas. Pas de coup de pouce providentiel. Rien que de la rigueur et une volonté à toute épreuve.
« Elle a tout fait pour s’assurer que je ne sois pas le genre de gars qui ne pense qu’à lui et qui passe sont temps à faire le malin, » raconte-t-il sur les ondes d’Arizona Sports 98.7 FM en septembre 2016. « C’est vraiment pour elle que je suis comme ça. Parce qu’elle m’a toujours dit que chaque fois que je passe le seuil de la maison, je deviens également son propre reflet et qu’il ne faut pas que fasse honte ni à elle, ni au nom floqué dans mon dos. C’est pour ça que je veille constamment à rester le plus humble possible. »
Grand, puissant, habile de ses pieds, adroit de ses mains, vif et étonnamment rapide ballon en main à défaut de claquer un 100m sous les 10 secondes, il est l’archétype du receveur moderne capable de tout faire. Et bien plus encore. En témoigne son interminable retour de punt de 92 yards face aux Trojans où il prend le périph sur la droite du terrain avant d’embrayer dans la bretelle de sortie pour s’envoler dans le trafic, le long de la bande d’arrêt d’urgence, déposant un dernier poids lourd incapable de rivaliser pour filer à dam. S’il avoue ne pas aimer le jeu des comparaisons, Herm Edwards reconnait en lui un Dez Bryant, l’ancien cyborg des Cowboys d’Oklahoma State et de Dallas. Une analogie flatteuse.
« Imposant, fort, un type physique, » détaille-t-il robotiquement à ESPN. « Peut gagner les duels contestés dans les airs. Voilà à qui il me fait beaucoup penser. Des mains solides aussi. Un vrai esprit de compétiteur. Extrêmement doué dans la redzone. Ne rechigne pas à aller travailler à l’intérieur du terrain, quitte à se prendre des coups. »
Sur le campus ultra-moderne d’Arizona State et ses allées bordées de palmiers qui lui rappellent Saint-Vincent, il fait la rencontre de Kianna Ibis. Une basketteuse d’un mètre 85 pas impressionnée par les longs segments de N’Keal et qui découvre son premier Sweet 16 au printemps 2019. Un parcours qui s’arrêtera aussi sec face aux Bulldogs de Mississippi State, futures finalistes malheureuses contre Notre Dame. S’il ne manque pas d’affection en Arizona, il prend soudainement conscience de toute l’attention que ses prouesses génèrent sur son archipel. « Beaucoup de gens de [Saint-Vincent] se sont mis à regarder le football, » se réjouit-il. Tout ce qu’il fait dépasse désormais sa seule personne. Sa famille même. Il incarne tout un pays. Un pays où tous ses amis et cousins suivent attentivement ses exploits sur Facebook ou YouTube et sillonnent l’île en long en large et en travers les jours de match en quête d’un écran qui diffuse les rencontres des Sun Devils.
En trois années dans l’enfer ensoleillé d’Arizona State, N’Keal aura fait honneur à sa réputation. 213 réceptions, 2889 yards et 22 touchowns parfaitement répartis entre une saison de freshman pleine de promesses et généreusement agrémentée de highlights, et deux dernières campagnes où il efface confortablement la barre des 1000 yards et s’impose comme le go-to-guy de Manny Wilkins. La maturité d’un senior, jamais il ne la connaîtra vraiment. En novembre 2018, il annonce renoncer à sa dernière année d’éligibilité pour se présenter à la draft.
L’épreuve de vérité
À Indianapolis, son avenir se jouera en moins de 5 secondes. Ses mains, l’agilité de ses pieds, sa vision ballon sous le bras, sa détente, sa faculté à batailler pour arracher une passe. Personne ne doute de ces qualités. Seulement, les scouts attendent encore d’être emballés par sa pointe de vitesse. Trois petits chiffres sur un bout de papier qui pourraient faire la différence entre le milieu du premier tour et le ventre mou du deuxième. Du haut de son mètre 93, il claque un 4,53 rassurant, bluffe avec une détente verticale sèche de près d’un mètre de haut et convainc avec la détente horizontale de toute la promo de receveurs. Surtout, il avoue aux scouts avoir passé un temps dingue à perfectionner ses tracés et ses démarrages. Une honnêteté qui dénote du tempérament de bosseur de cet athlète gâté par ses gènes. Pour le coach des Sun Devils, il ne fait aucun doute que son diablotin a tout l’attirail d’un pro.
« Est-ce qu’il prêt à se battre ? » interroge Herm Edwards dans les pages web d’ESPN le 27 février 2019. « Vous pouvez cocher la case. Est-ce qu’il travaille même quand il n’est pas à l’entraînement ou sur le terrain ? Cochez aussi. Dans la vie de tous les jours, a-t-il déjà causé un problème auprès de sa communauté ? Y-a-t-il le moindre signal d’alarme le concernant qui en ferait un paria social et quelqu’un qui vit en marge ? A-t-il déjà été arrêté ? Non, vous pouvez barrer cette case. Il coche beaucoup de cases. Et la plus grosse d’entre elles, et j’en ai parlé avec plus d’un des mes collègues chez les pros, c’est qu’il aime profondément la compétition. »
Le 6 avril 2019, dans une maison de Scottsdale louée pour l’occasion, tout est prêt. Sa grand-mère, évidemment, mais aussi sa soeur, une garnison de cousins, des amis de toujours, des tantes qu’il n’a pas vu depuis près de 2 ans pour certaines, Kianna, sa copine, et l’autre femme de sa vie. Sa mère. Une femme qu’il n’a vu que 5 microscopiques fois depuis son départ pour l’Arizona, à l’âge de 4 ans. Après tant d’années de tête-à-tête remplis d’amour, mais parfois durs avec sa granny, ils sont tous là. Jamais il ne s’est senti autant entouré. Parmi ses proches, certains viennent à peine de recevoir leur visa américain après des années de procédure décourageantes et de refus devenus routiniers avec le temps. Des voyages à répétition jusqu’à la Barbade voisine pour se présenter à l’ambassade US et gentiment se faire recaler. Encore. Encore. Et encore. Cette fois-ci l’argument de la draft NFL aura convaincu l’immigration US.
« Tous mes amis étaient là, des personnes qui ont toujours été avec moi depuis le premier jour, » lâche-t-il au micro du service média des Patriots. « Ça a été un moment très spécial pour eux tous. »
Ils sont une grosse cinquantaine, tous massés autour de lui, quand le téléphone sonne. T-shirt noir serré, breloques dorées autour du cou et au poignet, N’Keal garde son sérieux alors qu’un sourire interminable se dessine lentement sur sa face. Les yeux étincelants. Légèrement rougis par l’émotion. Autour de lui, les éclats de voix montent. Quelqu’un dépose une casquette des Patriots sur son crâne crépu pendant que le receveur débite son 19e merci à l’adresse de Bill. Sur l’écran en face de lui, sur la scène de Nashville, Roger Goodell vient d’annoncer la grande nouvelle. Quand il raccroche, l’hystérie s’empare de la famille. N’Keal s’affale la tête la première sur le canap devant lui avant de déverser toutes les larmes de son corps dans les bras de sa grand-mère.
32. Sur le gong du premier round, les Patriots jettent leur dévolu sur le receveur d’ASU. Une première. Jamais, depuis sa prise de fonction en 2000, Bill Belichick n’avait repêché de wide receiver au premier tour. Une première pour la franchise de la Nouvelle-Angleterre depuis Terry Glenn en 1996. Une première aussi pour Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Profitant d’une promo sans véritable star au poste, le Sun Devil et ses qualités de playmaker sont seulement le deuxième receveur d’une cuvée qui peine visiblement à emballer les recruteurs. Juste derrière Hollywood Brown, parti à Baltimore 7 picks plus tôt. Deebo Samuel, A.J. Brown, DK Metcalf et Terry McLaurin devront attendre 24h de plus.
« Mon premier chèque de paye sera pour [Felna], » promettait-il à quelques jours du Combine. « Ça sera ma façon de la remercier. Peu importe ce qu’elle dira, ce sera pour elle. »
Enfin, sa grand-mère va pouvoir arrêter de cravacher et prendre une retraite plus que méritée. Définitive cette fois-ci.
« Elle attend le jour où elle pourra enfin arrêter de travailler pour de bon depuis si longtemps, reposer ses pieds et relaxer » poursuit-il au micro d’ESPN. « Elle le mérite tellement. Elle a travaillé si dur durant toutes ces années. Elle était retraitée [à St-Vincent] et elle a littéralement dû tout recommencer. Il faut avoir un coeur incroyable pour faire une chose pareille. »
Rookie, il est vite rattrapé par les exigences d’un poste où l’impitoyable marche entre le niveau universitaire et le niveau professionnel fait souvent des victimes. Malgré quelques flashs, le Vincentais galère et n’est pas aidé par un corps qui flanche. Après un début de camp estival où il impressionne par ses acrobaties, souffle le bouillant un jour, le tiédasse un autre, il ne voit le terrain que trois snaps face à Détroit en ouverture de la présaison avant de lentement disparaître. Placé sur la réserve des blessés à cause d’une cheville fragile, il ne réintègre l’équipe que deux mois plus tard et doit attendre le 17 novembre pour enfin rejouer. Incapable de trouver le rythme et un semblant de régularité, il s’enferme malgré lui dans un rôle de second couteau terriblement frustrant où il doit se contenter des miettes de son Hall of Famer de quarterback. Massif, lourd, il s’embourbe dans le marquage de défenseurs plus petits et légers, mais nettement plus vifs dont il n’arrive pas à se débarrasser. Visé 24 fois, il n’agrippe que la moitié des ballons, efface péniblement les 100 yards, inscrit deux maigres touchdowns et alimente la frustration d’un passeur avec lequel il ne parvient pas à développer la moindre alchimie. Face aux Titans en playoffs, il ne capte que deux des 7 passes qui lui sont adressées et n’avance que de 21 malheureux yards. Loin de ses standings d’ASU. Loin des standings qu’on est en droit d’attendre d’un type repêché au premier tour. L’ombre menaçante du bust rôde au-dessus de son casque.
Conscient des ratés d’une première année intimidante, stressante et décourageante, il profite de la COVID pour bachoter le playbook de la Nouvelle-Angleterre. À mesure qu’il digère le système offensif parfois alambiqué de Josh McDaniels et surtout nettement plus copieux que les schémas universitaires minimalistes auxquels il était habitué, où la quantité d’information à ingurgiter, même pour un receveur, est bien moins grasse, il mûrit et se sent de plus en plus confortable avec ses nouvelles responsabilités. Une meilleure alimentation, un peu moins de gonflette, il débarque au camp d’entraînement raccourci par la pandémie affiné et prêt à travailler sur un démarrage, des accélérations et des changements de direction plus incisifs. Pourtant, fin prêt, motivé et affuté comme jamais, N’Keal galère dans une attaque newlook désormais orpheline de Tom Brady. S’il a déjà inscrit autant de touchdown qu’en 2019 et doublé le total de yards de son année de rookie, toujours pas le moindre match à 100 yards à se mettre sous la dent. Sa meilleure perf, 72 unités à Seattle en semaine 2. Victime collatérale ou complice d’une attaque aérienne clouée au sol, Harry grille ses jokers l’un après l’autre. À ce rythme là, il rejoindra vite Troy Williamson, Charles Rogers, Kevin White et Laquon Traedwell au cimetière des receveurs choisis au premier tour. Un bust ou un honorable receveur. L’honneur footballistique de St-Vincent-et-les-Grenadines dépend de lui.