Ne lui dites pas qu’il faut gagner à tout prix. Que c’est une question de vie ou de mort. La mort, il l’a regardée dans le blanc des yeux plus d’une fois. La vie, il en savoure chaque seconde comme on savourait notre 4h en rentrant de l’école. Le football, ce n’est que du sport. Un divertissement devenu gagne-pain, mais un plaisir simple avant tout. Le plaisir d’être encore en vie.
Voyage au bout de l’Enfer
Gbarnga. Un climat tropical souvent suffocant. Une humidité moite qui colle à la peau. Des rues terreuses couleur ocre. Des maisons aux toitures de tôle qui se marchent sur les pieds. Un bidonville de 30 000 âmes au nord-est de la capitale Monrovia. C’est dans cette petite ville à une soixante de bornes de la frontière qui sépare le Liberia de la Guinée que grandit Tamba. Un pays qui doit son nom à ses premiers colons. Colons malgré eux. Des esclaves noirs libérés pour être renvoyés sur la terre de leurs ancêtres par l’American Colonization Society, en 1822, à l’est du cap Mesurado, à l’embouchure du fleuve Saint Paul. Comme si on rembobinait l’histoire pour la rendre moins honteuse. Un premier établissement de trente familles nommé Monrovia en l’honneur de James Monroe, le locataire de la Maison Blanche à l’époque. Au fil des années, des vagues de peuplement venues de l’autre côté de l’Atlantique et des différentes acquisitions, le territoire s’accroit, s’enrichit et obtient son indépendance des États-Unis le 26 juillet 1847 sous fond de tensions croissantes entre des Américano-Libériens prospères et des populations autochtones cantonnées au rang de citoyens de seconde zone et privées de droit de vote jusqu’aux réformes initiées par le président William Tubman en 1945. Le « père du Libéria moderne. »
Après vingt années de prospérité grâce à l’ouverture de l’exploitation des mines de fer du pays aux multinationales étrangères et à la faveur d’une politique d’union nationale et de modernisation, le pouvoir se durcit et bascule peu à peu dans l’autoritarisme après un amendement de la Constitution supprimant la limite de mandats. Paranoïa, répression sanglante, après une tentative d’attentat ratée en 1955, Tubman élimine l’opposition et fait chavirer le pays dans un régime de terreur. Il sera continuellement réélu sans la moindre opposition jusqu’à sa mort en 1971. Malgré la politique d’apaisement de son successeur, les tensions sociales entre l’élite afro-américaine descendant des esclaves américains et la majorité autochtone qui constitue 90% de la population enflent et le Liberia implose le 12 avril 1980 lorsque Samuel Doe, un autochtone, prend le pouvoir dans le sang en assassinant le président William Richard Tolbert et plusieurs de ses ministres.
C’est dans ce pays déchiré et régit par un gouvernement dictatorial que Tamba Boimah Hali vient au monde le 3 novembre 1983 à Monrovia. Son enfance, il la passe dans une maison privée d’eau courante et où l’électricité s’invite quotidiennement à un moment bien précis de la journée et pour une durée limitée. Pour se laver, il faut aller à la rivière voisine, transformée en baignoire à ciel ouvert. Pas besoin de cuisine, le repas se prépare dehors. Après un coup d’État raté en 85, la résistance s’organise autour du National Patriotic Front of Liberia de Charles Taylor qui installe son QG à Gbarnga, là où le gamin et sa famille tentent péniblement de survivre. Rapidement, le conflit politique et économique vire à l’affrontement inter-ethnique sanglant. Schisme au sein même de l’opposition, arrestation, torture puis assassinat de Samuel Doe, balles fusantes, massacres, terreur, malgré ses tentatives d’apaisement la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest est impuissante et le conflit déborde jusqu’en Sierra Leone. Après l’échec de la prise de Monrovia et l’intervention de la CEDEAO dans la capitale, Taylor installe son gouvernement provisoire à Gbarnga de 1991 à 1994. Plus d’école, plus d’hôpital, plus de police. Chacun pour soi.
Tamba a neuf piges quand la guerre qui fait déjà rage depuis trois ans se rapproche dangereusement de sa ville. C’est le moment que choisit Rachel Keïta, sa mère, pour filer le cacher dans la campagne avec ses trois autres gamins. Dans des conditions rudimentaires, ils survivent en mangeant ce que la terre leur offre. Parfois, rattrapé par son âme d’enfant, Tamba veut aller se battre lui aussi. Comme les grands. Inconscient de la réalité horrifique dont il est le témoin innocent. Sur sa rétine et celle de ses frères et soeurs, les images indélébiles de ces dizaines de corps inertes et maculés de sang empilés à même la rue.
« Je me souviens quand nous nous sommes enfuis pour aller se cacher dans un village voisin, » raconte-t-il au Philadelphia Inquirer en novembre 2013. « Je me rappelle des avions au-dessus de notre village, des tirs et de nous qui courions nous trouver un abris. Et je me souviens d’avoir quitté le pays pour aller en Côte d’Ivoire, d’avoir dû traverser la frontière. »
Parfois, Tamba doit résister à la tentation d’enfants-soldats de dix ans à peine qui l’invitent à les rejoindre. Aller jouer à la guerre avec eux. Sauf que ça n’a rien d’un jeu. Quand on tombe, on ne se relève pas. Si plus de deux décennies plus tard, ces souvenirs sont encore vivaces, à l’époque, le gamin ne prend pas toujours la mesure du drame qui se trame autour de lui. Saisi par l’incompréhension, il voit ses proches et amis tomber sous les balles d’un conflit dont il ne comprend par la violence.
« C’était le chaos, » témoigne-t-il au NY Post en 2006. « Il fallait nous cacher. Parfois, des avions passaient et commençaient à tirer. Nous ne comprenions pas pourquoi. Nous savions pertinemment qu’ils voulaient que le président quitte le pouvoir, mais je ne comprenais pas pourquoi ils tuaient des civils et commettaient toutes ces horreurs. C’était de pire en pire. Tous les 6 mois, nous sortions de notre cachette, puis ça recommençait et nous devions à nouveau nous mettre à l’abris. »
À cinq ou six piges, certains de ses potes se trimballent avec des AK-47 presque trop grands pour eux. L’ado a bientôt dix ans quand le quintette parvient à traverser la frontière jusque’à la Côte d’Ivoire avec la complicité d’Emmanuel, ex-mari de Rachel Keïta et pasteur, et la persuasion de Big Tamba, le grand frère, pour convaincre les soldats de Taylor de les laisser franchir le pont qui sépare la guerre de la paix. Planqué dans une caravane qui traverse fébrilement une série de checkpoints en route vers des contrées plus paisible, Tamba se revoit, perché sur la plateforme arrière d’un camion, en train de crier à des types armés jusqu’aux dents d’arrêter de tirer. Il faut les mots paniqués de sa mère et de son grand frère pour qu’il entende raison et se taise. Quelques mois plus tard, il est exfiltré aux États-Unis, loin de la guerre civile qui déchire son pays et ses voisins. Loin de cet enfer sur Terre qui aurait vite pu se transformer en cercueil à ciel ouvert pour lui.
« Je sais ce qui serait arrivé [si j’étais resté au Liberia], » lâche-t-il au Sun en janvier 2018. « Je serais mort. J’aurais grandi et je me serais convaincu qu’il fallait que je rejoigne l’armée. Je serais parti à la guerre. Je suis fier d’être où j’en suis aujourd’hui, mais jamais je ne dois oublier mon passé. »
Presque tous les amis qui ont accompagné son enfance n’ont pas eu la même chance que lui. La plupart de ceux dont il se souvient ont été fauchés par les balles et autres horreurs de cette guerre fratricide. Aux States, Tamba rejoint un père qu’il ne connaît presque pas. Professeur de chimie à la Fairleigh Dickinson University et la Teaneck High School de Teaneck, New Jersey, une ville qui s’apprête à célébrer son centenaire, Henry est parti en éclaireur en 1985, alors que le futur Chief n’avait que deux ans, et aura su dénicher du boulot grâce à ses diplômes en chimie et mathématiques de Cuttington College, près de Gbarnga. Une université qui sera considérablement endommagée par les affrontements du début des années 90 et transformée en camp militaire pour les milices anti-gouvernementales de Charles Taylor. En décembre 1993, sa citoyenneté américaine acquise, deux emplois en poche et deux ans de paperasse épuisante plus tard, Henry parvient à obtenir des visas pour ses quatre enfants auprès de l’immigration américaine. Jamais mariée à son compagnon, Rachel Keïta est exclue de ce regroupement familial et doit rester dans ce bout d’Afrique de l’Ouest à feu et à sang. Même refus pour Joshua, le plus jeune demi-frère de Tamba et Kumba.
« Mon père a tenu sa parole, » raconte Tamba. « Au Liberia, une fois qu’ils sont aux États-Unis, la plupart des autres pères ne font pas beaucoup d’efforts pour faire venir leurs enfants. Mais il nous a promis qu’il ne nous oublierait pas et c’est ce qu’il a fait. »
Tamba Hali attendra plus de deux décennies pour retourner au Liberia. En 1996, la Première Guerre civile prend fin pour mieux rejaillir trois ans plus tard, au tournant du millénaire. Elle laisse derrière elle un bilan glaçant. Entre 400 et 620 000 victimes. « J’ai envisagé d’y retourner, mais on me l’a déconseillé. Pas encore, » confie-t-il au Guardian en 2013. « Pour une question évidente de sécurité. » Dans le calme de Teaneck, loin du sifflement des balles et des rues jonchées de cadavres, l’ado de onze ans et ses grosses lunettes découvre ce football si étrange, vadrouille pour la première fois de sa vie dans un centre commercial, apprend l’existence de ces machines encore rudimentaires qu’on appelle ordinateurs. Il n’a plus les mis les pieds à l’école depuis des années, mais consacre les premiers mois de sa deuxième vie à apprendre une nouvelle langue qu’il apprivoise à peine. Tamba trimballe avec lui « un solide accent africain » chaque fois qu’il ouvre la bouche. Quinze mois après son arrivée sur le sol américain, alors que la vie semble enfin décidée à leur sourire du coin des lèves, la fratrie est rattrapée par l’horreur de la guerre. Le corps de Joshua, cinq ans, est retrouvé au fond d’un puit au Ghana. Pour la famille, aucun doute qu’il ne s’agit pas d’un accident. Quelqu’un l’y a sciemment poussé. Glaçant.
Comme un Lion en cage
Entre deux séances intensives de lecture et d’écriture dans la langue de Shakespeare grâce auxquelles il gomme rapidement cet accent prononcé, Tamba découvre le football. Un loisir. Un répit. Rien de plus.
« Il faut bien comprendre que quand je suis arrivé aux États-Unis en 1994, je commençais à peine à lire en anglais, » explique-t-il à Adam Teicher d’ESPN en décembre 2015. « Jouer au football, c’était juste un truc amusant pour moi. Ça n’a jamais été un but. Je faisais juste jouer, et pas trop mal, mais je n’avais aucune idée de ce qu’était une bourse d’études. Je ne comprenais rien à tout ce processus. »
Surtout, l’ado à d’autres soucis en tête. Nouveau gamin dans un nouveau monde, nouvel élève dans un nouvel environnement, son adaptation ne se fait pas toujours dans la douceur. Au collège, les bagarres avec d’autres gosses du coin sont fréquentes. « J’essayais de me faire de nouveaux amis, mais ça n’était pas simple parce que j’étais un étranger et que les autres ados se moquaient de moi, » se défend Tamba. Dès son premier jour d’école, il en vient au main avec un abruti qui se croit drôle en l’appelant Kunta Kinte, un personnage de fiction esclave dans le roman Racines d’Alex Haley. En plus des idioties de gamins cruels à la cervelle creuse, il doit aussi emmagasiner quotidiennement tout un tas de nouveaux mots qu’il n’a jamais entendus. À la maison, par contre, il découvre les joies de l’eau courante, d’une vraie salle de bain, de l’électricité 24h/24h, de la pizza et d’interminables parties de Doom sur l’ordi de son père. Un père patient, mais strict. Pendant ce temps-là, dans le dos du gamin, un de ses professeurs décroche le téléphone pour appeler Dennis Heck, proviseur de Teaneck High School et entraîneur des footeux. Prof de collège, Ed Klimek est aussi coach assistant des Highwaymen et pense avoir dans sa classe un spécimen rare. « Il faut que tu vois ce gamin. » À quinze ans, Tamba fait un mètre 80 et 70 kilos. Rien d’impressionnant en soi, mais ses grandes paluches et ses longs pieds pourraient vite en faire un footballeur intriguant. Les deux hommes veulent qu’il intègre l’équipe pour sa 9e année (équivalent de la 3e en France, ndr), mais l’ado n’est pas emballé par ce sport qu’il trouve stupide.
« J’ai vu un match à la télévision et ça avait l’air bien trop facile, » se rappelle-t-il dans les pages web de Sporting News en avril 2006. « J’étais rivé sur le coureur et je me demandais pourquoi il ne fait pas juste contourner tous les autres gars. Pourquoi c’est si compliqué ? Et puis quel est l’intérêt ? Tout le monde court jusqu’à un certain point du terrain et se saute dessus. »
S’il a taquiné le ballon rond au Liberia, il a toujours couvé secrètement le rêve de devenir une star NBA. Finalement séduit par la perspective de pouvoir frapper d’autre types sans se faire engueuler, il accepte et découvre ce sport dont il ignore tout. Convaincu du potentiel immense de ce beau bébé qui culminera bientôt à un mètre 91 et près de 120 kilos, Dennis Heck se contente de consignes rudimentaires. Pas besoin de lui bourrer le crâne de tout un tas de subtilités dont il n’a aucunement besoin. « Pose ta main au sol et fonce, » résume simplement le coach des Highwaymen. Cela fait plus de vingt ans qu’il traîne sur les terrains de football des lycées de ce bout de New Jersey collé à l’Hudson River. Entre ses mains, il a vu passer des dizaines de gosses pétris de talent, comme le lineman des Chiefs Dave Szott, All-Pro en 1997, mais aucun n’avait le don naturel de ce rescapé de la guerre.
L’acclimatation au foot sauce ricaine est pourtant laborieuse pour Tamba. Il faut dire que l’ado n’y met pas vraiment du sien. Lineman défensif, il a du mal à intégrer qu’il doit apprendre les jeux appelés. Et quand ses coéquipiers s’agacent chaque fois qu’il demande qu’est-ce qu’il faut faire avant le snap, il ne comprend par leur impatience et leur énervement. Après une année de freshman passable, le déclic opère au cours de sa saison de sophomore. Rigueur, implication, volonté, le gamin paresseux et peu motivé a bien changé. Mature, il devient vite le meilleur joueur de l’équipe se souvient Heck. Tellement que Boston College s’empresse d’aller lui faire la cour. L’occasion pour Hali d’apprendre qu’il pourrait s’offrir des études supérieures gratis grâce au football. « Est-ce que je devrais dire oui ? » s’enquit-il auprès de son coach. Chaque chose en son temps, recommande sagement l’entraîneur. Junior, il défonce douze quarterbacks, colle 24 stops pour perte, est nommé All-American lycéen et braque un peu plus les projecteurs sur lui. Pour sa dernière année à Teaneck, il empile 64 plaquages dont 23 derrière la ligne, rafle huit sacks et est finaliste pour le titre de Meilleur Joueur de l’Année du New Jersey. Recrue quatre étoiles, il est considéré par le site Rivals.com comme le cinquième defensive end coté fort le plus prometteur de tout le pays.
68. Deux ans après les courbettes vaines de Boston College, c’est le nombre d’offres de bourses d’étude qui atterrissent dans sa boîte aux lettres. Parmi elles, presque tous les mastodontes de la NCAA. Syracuse, Miami et Penn State. Rapidement, son choix ne se résume plus qu’à trois programmes triés sur le volet. Sa première rencontre avec Joe Paterno a lieu sur un terrain de basket. À 75 ans, l’éternel coach des Nittany Lions s’invite dans la partie. Le septuagénaire arrive péniblement au menton de Tamba. En homme à homme avec le pivot des Highwaymen, le natif de Brooklyn sort un vieux tour de ses années 30 new-yorkaises en baissant le short du Libérien pour le déconcentrer et lui ravir la balle. Quelques semaines plus tard, séduit par les standards académiques de l’Université d’État de Pennsylvanie et avec l’aval d’un père qui place les études au-dessus de tout, Hali s’engage officiellement avec les félins du mont Nittany. À plus de 7500 kilomètres de là, le Liberia de Charles Taylor sombre de nouveau. Appuyés par la Guinée et la Sierra Leone voisines, deux groupes rebelles assiègent puis bombardent Monrovia. Des milliers de déplacés, entre 150 000 et 300 000 victimes, après quatre ans d’un nouveau conflit intestinal sanglant, un accord de paix est finalement signé à Accra, au Ghana, le 18 août 2003. Sous l’impulsion de la mission de paix déployée par Kofi Annan, Secrétaire Général de l’ONU, le pays amorce sa lente transition pacifique et démocratique.
De l’autre côté de l’Atlantique, lorsqu’il débarque sur l’intimidant campus de Penn State et ses façades si solennelles, austères presque, Tamba tombe sous le charme de ces installations à la pointe. Obsédé par ses cours de Web design, il ne pense pas un instant à la NFL. Étudier et décrocher un diplôme, la ritournelle préférée de son père. Côté football, ses deux premières années se révèlent terriblement frustrantes. True freshman repositionné au poste de tackle, au milieu des tranchées, contre toute logique, il est davantage intéressé par ses bouquins que le playbook. Même lorsqu’il est promu titulaire pour sa deuxième saison, il envisage un temps le transfert vers un programme qui le fera jouer sur l’aile de la ligne. En cours aussi, Hali est embrouillé dans ses idées et change deux fois de cursus pour finalement opter pour une majeure en journalisme.
Junior, son coach le coince entre quatre yeux et lui lâche en guise d’avertissement : « Si tu veux jouer au niveau supérieur un jour, il va falloir se mettre à cogner du quarterback. » L’année suivante, sa dernière en Pennsylvanie, repositionné à l’aile, il dégomme onze passeurs. Presque un par match. Dont quatre fois le malheureux John Stocco, quarterback de Wisconsin dont la carrière professionnelle se résumera à six mois chez les Rhinos de Milan. Véritable félin, Tamba fait honneur aux pumas, symbole du programme qui pullulent dans la région, sur chaque action. Car ce n’est pas sa vitesse, lambda, sa vivacité, ordinaire, ni sa force, dans la moyenne, qui en font un joueur à part, mais bien son énergie sortie du fond des âges. Une rage et une détermination qu’il puise dans son passé. « J’ai appris à être fort. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. » Les yeux écarquillés, les jambes électrisées, les muscles à deux doigts d’exploser, il se livre comme si sa vie en dépendait. Comme un gosse qui a déjà affronté la mort entre les yeux. Mais sans jamais oublier qu’il ne s’agit que d’un jeu.
En août 2004, à quelques mois du début de son ultime campagne universitaire, il nage sous une montagne de paperasse indigeste, passage obligatoire pour l’obtention de la citoyenneté. Étape indispensable pour des retrouvailles avec sa mère. Sur le terrain, le Lion de Nittany claque 17 plaquages derrière la ligne et, épaulé par la machine à plaquer Paul Posluszny dans son dos, porte une équipe qui renoue avec le succès. Après dix ans de disette, les hommes de Paterno se hissent à le troisième place du classement d’AP, décrochent le titre de la Big 10 et s’adjugent l’Orange Bowl au bout du suspense face à Florida State. Un match auquel Tamba aurait tant voulu que sa mère assiste. Depuis 1994, il ne l’a plus revue. Et les tentatives des pouvoirs publics de Pennsylvanie menées précipitamment au cours des dernières semaines auront été vaines. Pourtant, depuis la fin de la Deuxième Guerre civile, les contacts avec elle sont devenus plus fréquents et plus simples. Encore plus depuis qu’Henry lui a envoyé un téléphone portable.
Treize jours après le succès de Miami, au Liberia, Ellen Eugenia Johnson devance de 19 points la légende du soccer George Weah, seul Ballon d’Or africain, et devient la première femme démocratiquement élue Présidente d’un pays d’Afrique. Un signe d’espoir dont Tamba se réjouit.
« Je crois que ça va aider, » réagit-il au NY Post en février 2006. « J’ai toujours cru qu’une femme Présidente ferait une grande dirigeante ; aux États-Unis aussi. J’aime beaucoup Hilary Clinton. Bill Clinton était mon président préféré. Je ne suis pas particulièrement calé en politique, mais les hommes peinent parfois à prendre la mesure de la grande intelligence des femmes. »
All-American à l’unanimité, first-team All-Big Ten, meilleur lineman défensif de la conférence, 8e sackeur le plus prolifique du pays, finaliste du Bronko Nagurski Trophy récompensant le meilleur défenseur et du Ted Hendricks Defensive End Award, MVP du Senior Bowl 2006, un sans faute sur le terrain comme en entrevue lors du Combine d’Indianapolis, Tamba Hali caracole en tête des meilleurs linemen défensifs de la cuvée après une campagne de senior accomplie. Juste derrière Mario Williams et Kamerion Wimbley. Si de nombreux observateurs le comparent à Courtney Brown, ancien Nittany Lion et premier choix général des Browns en 2000, d’autres, plus audacieux, comparent déjà son style à celui de la légende Lawrence Taylor.
Le petit binocleux qui fuyait la guerre est toujours là, au fond de lui, mais le jeune homme a bien changé. 1 mètre 90, 120 kilos, des cuisses à la place des bras, il parle avec un accent du New Jersey, bidouille des mini-documentaires pour l’un de ses cours et gribouille des rimes de rap dès qu’il le peut. À quelques semaines de la Draft, pas le temps de souffler ou de préparer sereinement sa futur carrière pourtant. En plein rush de fin d’études, il vit reclus entre sa chambre et la bibliothèque. Un calendrier surchargé qu’il doit à ses tergiversations. En quatre ans, il aura accumulé 21 crédits de trop. Des cours sans équivalence ni pertinence pour le diplôme de journalisme qu’il convoite. En parallèle, il passe de longues heures avec Scott Paterno, le fils de son coach, avocat avec lequel il tente de tirer toutes les ficelles possibles pour faire venir sa mère aux USA. Surtout que la pauvre femme a récemment dû être hospitalisée. Quand les autorités libériennes s’interrogent sur les ressources financières dont il dispose pour subvenir à ses besoins, le gros chèque promis par la NFL d’ici quelques semaines détend considérablement l’atmosphère.
Le coeur plus gros que les bras
Relativement lent. Pas particulièrement puissant. Pas plus vif que ça. Pourtant, les Chiefs décèlent en lui un potentiel et une soif de progresser qui les convainquent de sacrifier leur choix de premier tour sur le meilleur joueur disponible, ce diamant brut qui pourrait bien le rester éternellement, quand bien même sa production universitaire témoigne d’un authentique potentiel et d’une véritable faculté à s’inviter dans le champ arrière. 20e d’une Draft marquée par un trio de feu : le pass rusher Mario Williams, le funambule Reggie Bush et le gagnant Vince Young. Légèrement plus bas qu’Haloti Ngata, juste derrière Antonio Cromartie et trois tours avant Elvis Dumervil. Les fans peuvent grogner tant qu’ils veulent, les dirigeants de Kansas City sont sûrs de leur coup.
Serin, le staff de KC est certain de pouvoir tirer le meilleur de ce beau bébé et d’en faire, au pire, un joueur de rotation utile, au mieux, un titulaire milieu de gamme. Ils sont loin d’imaginer qu’ils viennent de mettre la main sur l’un des meilleurs pass rushers de sa génération.
« Je m’étais fixé un 4,6 sur le 40 yards, j’ai couru 4,8, » explique-t-il à ESPN en décembre 2015. « Je voulais réussir un gros score au développé couché. Je ne l’ai pas fait. Je me suis fixé un tas d’objectifs que je n’ai jamais accomplis. Je vous avouerais que jamais je n’aurais pensé avoir cette discussion avec vous. […] En être conscient rend plus humble. Me retrouver là où j’en suis demande un travail de dingue. »
Sa pointe de vitesse sur 40 yards ? Herm Edwards s’en tamponne. Jamais il n’aura à cavaler une distance pareille sur un terrain de NFL. Sa rapidité sur cinq, huit ou dix yards, voilà ce qui intéresse le coach des Chiefs. Sa faculté à se téléporter dans la tronche du quarterback aussi vite que possible. Sa faculté à couper les lignes de course des running backs sur l’extérieur ou bien les rattraper s’ils parviennent à franchir la tranchée. À Kansas City, il découvre un phénomène de la chasse au quarterback au contact duquel il espère apprendre et progresser. Mais enlisé dans une guégerre interne avec ses dirigeants, Jared Allen n’est pas vraiment disposé à jouer les profs. En fin de saison, le numéro 69 et sa coupe mulet seront finalement expédiés dans le Minnesota.
En 2006, nouvellement drafté et fraîchement fait citoyen américain, Tamba Hali peut enfin serrer sa mère dans ses bras démesurés. Une étreinte qu’il aura attendue durant douze interminables années. Douze années au cours desquelles les contacts avec Rachel Keïta auront été rares. Sporadiques. Il pouvait se passer des mois sans qu’elle soit en mesure de trouver une ligne téléphonique qui tienne la route et soit capable de communiquer sa localisation à ses proches. C’est de cette manière saccadée et parfois parcellaire terriblement éprouvante pour les nerfs que Tamba, ses demi-frères et sa petite soeur découvrent que leur mère a dû retourner au Liberia. En 2004, ils apprennent qu’elle a été blessée sous le genou par une balle perdue dans les rues de Monrovia alors qu’elle sillonne le pays en tant que missionnaire. Après douze années insupportables, elle est là. Un visa d’un an obtenu avec l’aide des Chiefs et de toutes leurs précieuses ressources entre les mains. Plus qu’un employeur, la franchise de KC devient une véritable famille.
« C’est ma mère vous savez. Ma mère a toujours été là dès le premier jour, » témoigne-t-il avec émotion. « Alors qu’elle soit là après avoir été séparés pendant douze ans… C’est comme si elle avait été morte pendant douze ans et qu’elle était revenue à la vie, dans ma vie. »
Rapidement, elle devient une habituée du Arrowhead Stadium. Même s’il lui faudra plusieurs années pour saisir pleinement ce qui se déroule sous ses yeux, elle l’accompagne dans chacun de ses matchs. « J’ai juste eu à lui dire quel était mon rôle. Comme ça, elle peut me regarder et comprendre ce que je fais. » Affection maternelle, une nouvelle fan à la dévotion sans bornes et une cuisinière hors-pair. Tamba déguste avec nostalgie des mets dont il avait oublié l’odeur et la saveur depuis douze ans. Du riz, toujours, accompagné de soupe ou de viande, légumes ou herbes mijotés. Comme des feuilles de manioc ou de pomme de terre. Des plats libériens, mélanges de tradition Kissi, tribu de naissance du pass rusher, et de celle de sa mère. Reflet de la richesse gastronomique et culturelle de ce petit pays à l’histoire tourmentée.
Elle l’a déjà vu jouer à la téloche. En VHS même. Mais jamais sous ses yeux. Le premier match de Rachel dans la discothèque du Arrowhead en semaine 4 de la saison 2006 tourne à la débandade pour les pauvres visiteurs californiens. 41-0. Une première en NFL pour Henry aussi. Premier choix général de la Draft 2005, Alex Smith passe un après-midi atroce pendant que Larry Johnson, au sol, et Damon Huard, dans les airs, récitent un football scolaire d’une propreté qu’on avait plus vu dans ce coin du Missouri depuis des lustres. Même pas 100 yards à la passe, incapable de planter le moindre pion, intercepté deux fois, sacké à quatre reprises, dont trois fois par une doublette Tamba Hali-Derrick Johnson qui s’éclate, l’ancienne star des Utes d’Utah devenu chercheur d’or dans la baie de San Francisco vit un cauchemar. Pour le natif de Monrovia, une journée de rêve. En plus de retrouvailles inespérées, il vient de signer le premier sack et demi de sa jeune carrière NFL. En tribunes, noyée au beau milieu de 69 999 hystériques vêtus de rouge, elle a beau ne pas tout piger, la mère de Tamba est fière. Heureuse aussi. Il y a trois jours encore, un océan les séparait.
« C’était une journée incroyable, » se réjouit Hali après le match au micro d’ESPN. « Elle ne comprend pas vraiment les règles, mais toute la famille est autour d’elle pour lui expliquer. Je voulais tellement qu’elle puisse enfin voir ce qui se passait ici, aux États-Unis. Pourquoi chaque fois que j’avais un gros match, je lui demandais de prier pour moi. »
Un rituel essentiel pour ce fervent croyant. En 2009, de defensive end 4-3 explosif sur le flanc gauche pendant ses deux premières années, puis plus emprunté à droite en 2008 lorsqu’il doit compenser le départ de Jared Allen, il est transformé en outside linebacker côté droit sur une 3-4 qui a le vent en poupe. La saison suivante, deux ans après le départ de la plus belle coupe mulet de la ligue vers l’État aux 10 000 lacs et un an avant que la fusée Justin Houston ne pointe le bout de son nez dans le pas de tir du Missouri, Tamba Hali rayonne et claque 14,5 sacks. À une unité derrière DeMarcus Ware, le meilleur pote du globetrotteur Osi Umenyiora. Même quand son genou vient l’élancer, il fait fi de la douleur, serre les dents et s’accroupit en bout de ligne, prêt à bondir au premier sursaut du ballon. Un état d’esprit nouveau inculqué par l’exigence militaire de con caporal de coach. Avoir mal ne suffit plus pour être dispensé de match.
Sept ans après son arrivée dans le Missouri, malgré des stats de glouton, les Chiefs n’ont remporté que 38 des 114 matchs disputés par Tamba. Ses 62,5 sacks et 23 fumbles forcés auront été impuissants. Incapables d’imprimer un élan capable de redonner vie à une franchise enlisée dans la médiocrité depuis les plus belles années de l’undrafted Priest Holmes et de Trent Green. Car un seul homme ne peut pas tout faire tout seul. Même avec un peu d’aide. Même avec tout le talent du monde.
« Nous sommes dans une ligue ultra-compétitive et nous sommes grassement payés pour ça, difficile donc de trouver beaucoup d’équipes qui soient véritablement mauvaises, » développe-t-il dans les pages du Guardian en octobre 2013. « Mais il faut tout un système pour que ça marche. Mettre en place un système avec un coach et des assistants qui comprennent le jeu, c’est ça que ça prend. »
À l’image d’un Barry Sanders qui aura passé sa carrière à surnager, à se débattre seul dans une organisation incapable de profiter de son phénomène. Une « culture de la défaite » si profondément ancrée dans les gènes de la franchise du Michigan que le numéro 20 préféra renoncer à la surprise générale. Découragé. Lassé par tant d’années de solitude passées à réécrire l’histoire de son poste pour rien. Si ce n’est des highlights à s’arracher la rétine.
« Il va toujours y avoir des bons joueurs, des grands joueurs même pour certains, mais ils ne peuvent pas gagner tout seuls, » conclut un Hali fataliste.
Quand les Chiefs flanquent Romeo Crennel à la porte dès la fin d’une première saison foireuse pour faire venir le grognard Andy Reid, Tamba sent vite le vent tourner. « Traités comme des hommes, » par un nouveau coach qui exploite les qualités individuelles de chacun dans un esprit collectif rafraichissant, il reprend espoir. Défense, attaque, équipes spéciales. Tout le monde est impliqué. Tout le monde est concerné. En semaine un, pour marquer le coup, le Libérien s’invite à la marque en inscrivant un touchdown sur une interception de Blaine Gabbert. À 30 balais, il embrasse pleinement un rôle de mentor dans une équipe en pleine reconstruction. Meneur par l’exemple, il est un modèle pour un Justin Houston en pleine ascension. Drafté au 3e tour deux ans plus tôt, l’ancien Bulldog de Georgia voue une reconnaissance éternelle à son grand frère.
« C’est grâce à lui que ma carrière a décollé de la sorte, » confie-t-il au Guardian. « Il m’a enseigné à peu près tout ce que je sais du rôle de pass rusher. Il m’a appris à battre les tackles offensifs, à les lire. Tout ce que je connais, c’est à lui que je le dois. »
Un culte du travail et de l’effort contagieux qui irradie toute l’équipe. Portés par les onze sacks et la poignée de ballons arrachés du numéro 91 en défense et les jambes de feu de Jamal Charles en attaque, les Chiefs s’invitent en playoffs. Dans une orgie offensive en deux temps délirante, Tamba a beau forcer un fumble, KC s’incline 45-44 à Indianapolis. Mais pour le joueur, l’essentiel est ailleurs. Après plusieurs saisons dans le creux de la vague où sa motivation est mise à l’épreuve, il a retrouvé le goût de se battre. Chaque jour. Sur chaque action.
« Mon poste impose de se bagarrer, » raconte-t-il à ESPN en 2015. « Ça n’est pas quelque chose qui m’est venu naturellement. Certains gars sont naturellement forts ou incroyablement rapides. Mon style de jeu est davantage une question de longévité, de dureté sur l’homme et de faculté à endurer la douleur et tout ce qui arrive, surmonter les maux et toujours être responsable, présent. »
Plus que nombre d’anomalies génétiques gâtées par la nature, Tamba valorise le travail, les efforts, la persévérance et l’éthique. Sans travail, le talent, aussi flamboyant soit-il, est voué à une mort certaine. Quelques flashs tape-à-l’oeil, puis plus rien. Car le talent s’apprivoise, s’entretient, se polisse, jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à ce qu’il devienne « une seconde nature. » Une seconde peau.
En 2015, malgré 12,5 sacks à peine passables au cours des deux dernières années, Tamba Hali s’envole pour son sixième Pro Bowl consécutif. En 2016, il signe un chèque de 50 000 dollars pour lutter contre le virus Ebola qui frappe son Liberia natal maudit. Surtout, après 22 ans d’hésitation et de prudence, il brave le danger pour renouer avec son passé. Ses amis, sa famille, le Secret Service même, tous lui déconseillent fortement de se rendre au Liberia pourtant. Mais Tamba veut à tout prix accomplir son pèlerinage. En dépit de rumeurs de rupture l’été passé, il rempile pour trois saisons supplémentaires en mars 2016. Progressivement recalé à un costume de doublure par l’ascension de Dee Ford, il doit se contenter de 3,5 sacks indignes de son rang dans un rôle de joueur de rotation qui ne lui plait pas vraiment. Un figurant. Les signes annonciateurs d’une année 2017 aux allures d’enterrement de première classe. Blessé, victime d’un mal dont on cache la véritable nature, il rate toute la préparation et ne débute sa saison qu’en novembre. En cinq caméos anecdotiques, il ne signe qu’un misérable plaquage et sent l’odeur du roussi embaumer ses narines. Le 12 mars 2018, après douze ans d’un mariage fait de hauts et de bas, le Libérien et la franchise du Missouri divorcent. Seul Derrick Thomas peut se targuer d’avoir zigouillé plus de quarterbacks que lui sous la tunique rouge de Kansas City. Il raccroche confortablement installé dans le bas du Top 50 des sackeurs les plus prolifiques de l’histoire avec ses 89,5 unités au compteur. Un accomplissement démentiel pour ce gamin biberonné aux tirs d’AK-47 qui aura vécu dans la misère et l’effroi avant d’embrasser à pleine bouche le rêve américain.
Fraîchement libéré par les Chiefs, agent libre en bout de course, entre deux beats de rap et quelques rimes jetées à la va-vite sur un bout de papier, sa passion du jeu le titille encore. « Je ne vais pas vous mentir. Parfois j’ai envie de jouer et d’autre fois je n’en ai plus envie, » avoue-t-il sur les ondes de Sirius XM en juin 2018. Entre quelques paniers de basket et une séance de ju-jitsu, il entretient en douceur un corps de trentenaire malmené par douze années éreintantes au coeur de la mêlée. À mesure que ses chances de rebondir dans une autre franchise s’évaporent et que son désir de ballon oval s’amenuise, son éternel amour pour la musique prend lentement la place du ballon à lacet. Compositeur, producteur, rappeur, il s’investit à temps plein dans une passion qui remonte à son enfance libérienne, lorsqu’il se glissait derrière les bongos et autres percussions de l’église pour donner le tempo des chants. Le hip hop, il le découvrira au débuts des 90’s, arrivé aux États-Unis, en même temps qu’il apprivoise l’anglais. Il commencera à bidouiller des sons à Penn State, en même temps qu’il continue de noircir des pages. Avec ses premières payes de footballeur professionnel, il se construit un véritable studio dans son sous-sol. Sa reconversion est toute trouvée. Et tout naturellement le pont se fait entre sa culture rap américaine et son héritage ouest-africain aux sonorités plus dansantes. Une nouvelle vie s’amorce. Encore. La guerre de son enfance semble si loin.