25 degrés dans l’air. Une humidité étouffante. Un grand ciel bleu que seul un léger voile blanc pareil à celui d’une mariée parvient à troubler. L’été en plein hiver. Un 2 janvier dans le ciel floridien couleur océan. À quelques heures du coup d’envoi, aux abords d’un Orange Bowl bientôt prêt à déborder, on le sent déjà : il va se passer quelque chose de grand. Tous les ingrédients sont réunis : Don Shula en hôte de luxe, Don Coryell et ses chevaliers du ciel en guise d’invités de marque. Que du beau monde pour un ticket en finale de l’AFC. Pour une joute d’anthologie. Miracle That Died. Game No One Should Have Lost. L’un des matchs les plus mémorables de l’histoire. Peut-être bien le plus beau.
Choc des cultures
Ce sont auréolées de leurs fraîchement acquises couronnes de division que les deux formations s’apprêtent à en découdre. Les Californiens sont souverains dans l’Ouest de l’AFC depuis 3 ans, les Floridiens viennent de faire main basse sur l’Est et faire oublier une piètre saison 1980 par la même occasion.
Emmenés par la doublette de quarterbacks David Woodley et Don Strock (un prénom décidément à la mode à l’époque), les Dolphins achèvent la campagne 81 avec un bilan flatteur de 11-4-1. Flatteur, car s’ils enchaînent les succès, ils peinent à véritablement impressionner dimanche après dimanche. À l’image de leur passeur partant. 2470 yards, 12 touchdowns, 13 interceptions. Woodley a beau se rattraper légèrement au sol, on repassera pour être vraiment convaincus. Mais bien soutenu par un Don Stock, aka la meilleure doublure de la ligue, qui jouera 15 des 16 rencontres de la saison, le QB parvient tranquillement à emmener les Dolphins en séries. Une paire de receveurs à 600+ et 900+ yards. Un coureur aussi habile au sol que dans les airs et qui n’a besoin que de 147 ballons pour engloutir 782 yards à la course. Un fullback old school qui ne se contente pas que de bloquer, dévore 711 yards et marque 7 fois. La formule n’est pas toujours sexy, mais terriblement efficace. Du bon football sauce 80’s.
Une attaque équilibrée à défaut d’être excitante, et une défense appliquée emmenée par le pro bowler Bob Baumhower. Les Dolphins de Don Shula encaissent peu de points. Ils ne laissent à leurs adversaires que des miettes. Il n’en concéderont que 27 lors des 3 derniers matchs de la saison. De quoi attendre les hommes de Don Coryell avec sérénité. Les Dauphins ne font pas peur, mais c’est justement ça leur force.
De l’autre côté du pays, les Chargers doivent leur couronne à un meilleur bilan que les Broncos au sein de leur division. Si les Floridiens ne vendent pas vraiment de rêve en attaque, c’est l’artillerie lourde qui se déploie dans le ciel californien. La Guerre des Étoiles revisitée. La défense la plus destructrice de la ligue en points (478, presque 30 par match), yards dans les airs (4739), yards tout court (6744). Dan Fouts décroche son 3e billet consécutif pour Hawaï au terme d’une saison record : 4802 yards, 33 touchdowns et 17 ballons perdus en vol. La triplette Charlie Joiner, Wes Chandler et Kellen Winslow se régale. Attaque totale, les Chargers écrabouillent tout aussi bien dans les airs que sur la terre ferme. Chuck Muncie dévale 1144 yards et file 19 fois en Terre promise. Le rookie à tout faire James Brooke n’est pas en reste non plus.
Étincelants offensivement, les Chargers sont aussi imperméables qu’une éponge en défense. 390 points concédés (26e sur 28), 6520 yards (27e). Une passoire géante. L’équilibre face à la démesure. La Floride face à la Californie. Don Shula face à Don Coryell. Un véritable choc des cultures qui présage d’un choc. Tout court.
À sens unique
Dans un Orange Bowl transformé en sauna géant par un cocktail de chaleur et d’humidité bien floridien, les Californiens donnent le ton d’entrée : une passe de 47 yards sur une troisième longue tentative et le kicker Rolf Benirschke ouvre le compteur. La bataille se déroulera dans les airs. Le terrain de jeu préféré des visiteurs. Le début de match des hommes de Don Shula est poussif. Un stop, un punt puis le drame. Un punt un peu foireux, Wes Chandler à la retombée, une accélération sur le bord de la ligne et 56 yards plus loin, la peinture. San Diego fait déjà le trou. Le drame passé, vient le cauchemar. Le coup d’envoi haut et court rebondit à la surprise générale en direction des Chargers. Une aubaine. Dan Fouts prend les commandes des opérations et Chuck Muncie finit le travail. Frisson dans un Orange Bowl médusé. Puis tout s’enchaîne. À peine le temps de sortir la tête de l’eau, les Dolphins se prennent une nouvelle vague sur le bout du bec. David Woodley est intercepté dans la foulée, le safety Glen Edwards met ses potes de l’attaque dans une position idéale. James Brooks file tranquillement dans l’en-but sur une passe de son quarterback. 0-24. Scénario catastrophe. On en pleurerait presque. Les Dauphins sont en train de se noyer. Un comble.
À l’attaque du 2e quart, rien ne s’arrange. Passe ratée, sack, sack, fumble recouvert par Miami. Don Shula est sur le bord de la crise de nerfs. Pathétique et diminué, Woodley est prié d’aller voir la fin du spectacle sur le banc. La mission de Don Strock est simple : insuffler un nouveau souffle au sein d’une escouade offensive anémique. Un souffle d’espoir. Aussi infime soit-il. Et c’est exactement ce qu’il va parvenir à faire. Quelques passes réussies (un petit miracle) et les Dolphins marquent enfin. Alléluia. Il faudra se contenter de 3 petits points, mais l’espoir renaît. Cet espoir vital. Et la défense embraye. Un fumble forcé puis recouvert. Des jeux qui s’enchaînent, et la peinture. Enfin. 10-24.
It’s all about the momentum
La mi-temps pointe le bout de son nez et les Floridiens ne veulent pas perdre le momentum. Bloqués, les Chargers tentent un coup de pied de 55 yards. Mauvaise idée. Benirschke manque la cible et les Fins se retrouvent en position idéale. À 6 secondes de la pause, les locaux sont à 40 yards de la ligne. Les joueurs se regroupent autour de Strock. 87 Circle Curl Lateral. Dispersion. Duriel Harris s’élance, fonce vers les poteaux, se retourne subitement, attrape la passe 20 yards après la ligne et glisse une passe latérale létale dans les bras de son coureur, Tony Nathan, qui file à toutes enjambées jusque dans la endzone, 25 yards plus loin, ballon à une main, bras tendu vers le ciel. Le Orange Bowl entre en fusion. Un bon vieux hook and lateral façon Boise State ou Randy Moss, voilà ce qu’il fallait aux joueurs de Vice City pour renverser le match. Au retour des vestiaires, ils courent encore après le score, mais le momentum a bel et bien changé de camp. 17-24.
« Ça fait 31 ou 32 ans que je coache et c’est phénoménal… Je n’ai jamais vu de match pareil. Probablement le plus excitant dans l’histoire du football pro, » lâchera Don Coryell après une rencontre encore riche en rebondissements.
Un drive de 74 yards, une conclusion de 15. Les Dolphins égalisent dès la reprise. 24-24. L’hystérie collective se poursuit. Mais pas pour longtemps. Asphyxiés pendant un peu plus d’un quart temps, les Chargers répliquent enfin. 60 yards en 6 jeux et Fouts expédie Kellen Winslow dans la peinture sur une passe de 25 yards. 24-31. Le thight end rejoint le bord du terrain en traînant la patte. Exténué. Une première crampe lui saisit le haut de la cuisse. Puis c’est au tour du mollet. Assailli, il se rue vers le banc, sur le point de s’effondrer, abandonné par un corps au bord de l’épuisement. Après deux actes à sens unique, chacun le sien, les deux équipes se rendent coup pour coup. We got a game ! Finally. Miami copie ses visiteurs et recolle instantanément. 31-31. Dans un 3e acte qui fait la part belle aux attaques, les Californiens sont les premiers à craquer. Joiner glisse alors qu’il exécute son tracé. Résultat : Fouts expédie le ballon directement dans les bras de Lyle Blackwood qui se permet une passe latérale devenue à la mode dans ce match pour son coéquipier Gerald Small qui met son équipe aux portes de la endzone. Sur le premier jeu de la dernière période, Tony Nathan franchit la ligne et Miami prend les devants pour la première fois. Un brouhaha assourdissant envahit le stade. 38-31. Dantesque.
Au bout du suspense, au bout de la nuit
Don Shula choisit alors la carte prudence. Celle de l’horloge. Le choix de la raison. Spoiler. Celui qui les perdra. Spoiler. Les minutes s’égrainent, les Floridiens tiennent toujours leur maigre avantage. La tension monte. Électrique. C’est au tour du dos de Kellen Winslow d’être pris d’assaut par des crampes. Impossible de se pencher en avant. Impossible de rester debout. « Je me suis senti paralysé. » Entouré d’une nuée de soigneurs pareille à une F1 dans la voie des stands, le tight end se prépare à repartir au combat. Jusqu’au bout de la souffrance.
Avec 4:39 sur le grand panneau d’affichage du stade, le safety des Chargers, Pete Shaw, recouvre un fumble sur ses 18 yards. 72 yards à remonter et les prolongations. Voilà ce qu’il leur faut accomplir. Méthodiquement, Dan Fouts grimpe à l’assaut de la citadelle floridienne. Un modèle de gestion du temps face à une défense suffocante, qui peine littéralement à trouver son souffle, au bord de l’asphyxie, incapable de produire le moindre le pass rush. Plus que 9 yards à parcourir. Il reste 58 secondes. Une éternité. Miami envoie la cavalerie sur la ligne offensive. Malgré le blitz massif, le passeur de San Diego recule, se décale, prend son temps, et parvient à lancer une passe à la desesperado en direction de Kellen Winslow. Flottant, le cuir file au-dessus du casque du tight end et atterrit dans les bras de James Brooks. Miraculeux. Pourtant. Le coureur n’avait rien à faire là. Le jeu appelé ne le prévoit pas. Face à la pression des Dolphins, le rookie décide de s’échapper du backfield où il est sensé monter la garde pour s’avancer vers le terrain et offrir une solution dans la zone de vérité. Improvisation totale, saupoudrée d’une dose de réussite. On nage en pleine folie. Il reste 55 secondes. 38-38.
Miami récupère le ballon haut après le coup de pied volontairement court des visiteurs pour éviter toute remontée folle. Une poignée de secondes et un succès épique au bout des doigts, Don Strock choisit de lancer une passe ratée puis une dans les bras adverses à la place. Par miracle, Willie Buchanon échappe le cuir en plongeant une poignée de secondes après l’avoir intercepté. Retour à l’envoyeur. Deux passes réussies et les voilà à 26 yards du bonheur. Ou plutôt 43, la distance qui sépare le ballon des poteaux jaunes. Kellen Winslow beugle à se coéquipiers de lui déblayer le terrain. Uwe Von Schamann, aka le kicker le plus précis de l’AFC, s’élance, frappe l’ovale qui prend son envol. Le temps se suspend. Le tight end aussi. Du haut de son mètre 96, à peine capable de se lever, le vétéran dévie le ballon du bout des doigts. Suffisamment pour le faire échouer au pied des perches. Direction les prolongations.
Les fans tremblent de tout leur être, les observateurs neutres sont captivés par ce match d’une intensité rare. Entre passion, frisson et tension. Quant aux joueurs, ils sont à bout de force. Épuisés. Déshydratés. Un seul souhait : une issue rapide. Mais non. Cette rencontre semble être vouée à ne jamais s’achever. Étendu sur le sol après son contre salvateur, Winslow est incapable de se redresser. Incapable de célébrer. Comme enfermé dans un corps qui ne répond plus. Convulsé, perclus de crampes de la tête aux pieds, il est porté tant bien que mal vers le bord du terrain. Don Coryell prépare les prolongations résigné à devoir se passer des services de son tight end. Les visiteurs gagnent le toss, choisissent bien évidemment le ballon, Kellen Winslow se lève, entre sur le terrain et les Chargers entament leur lente remontée du terrain au complet. Un escadron de jusjusqu’au-boutistes. Elle s’arrêtera aux portes de la endzone, dans les 10 yards de Miami. Benirschke a le coup de pied de la victoire au bout de la semelle. Un mauvais snap, une réception et un placement ratés, un ballon qui file se perdre sur la gauche des perches. Manqué. Soulagement hystérique dans les tribunes. Les Fins ont leur destin entre leurs mains.
Les hommes de Don Shula repartent en sens inverse. Direction l’en-but californien. Stoppés, leur salut se jouera sur un field goal de 35 yards. Von Schamann s’avance. De l’autre côté du terrain, genou à terre, Benirschke attend. Impuissant. « C’était comme assister à sa propre exécution. » Le botteur de Miami s’élance, le ballon ne décolle pas assez et vient s’écraser sur la main grande ouverte d’un Leroy Jones bondissant. La condamnation est reportée. Ce match ne finira jamais. Pourtant, il faut un vainqueur. À tout prix. Pas d’autre issue possible. Et bis repetita. Bien aidé par Joiner, Dan Fouts retrouve les 10 yards floridiens. Cette fois-ci, pas d’accro. Après 13 minutes et 52 secondes d’une prolongation aussi interminable qu’irrespirable, Rolf Benirschke délivre les siens. Silence de plomb. Assommés et en sueur, les fans floridiens désertent les tribunes sans un mot. Le grand écran scintille. San Diego 41, Miami 38. Épuisés, les joueurs sont éparpillés un peu partout sur le terrain.
« Un grand match… Peut-être le plus beau qu’il n’y ait jamais eu, » concédera Don Shula.
Sorti du banc, Don Strock vient de livrer une performance XXL. 403 yards, 4 touchdowns et une remontée folle. Pour rien, peut-être, si ce n’est le spectacle et l’émotion. Jamais remplaçant n’aura signé pareil exploit. 33/53, 433 yards records pour un Charger et 3 touchdowns, Dan Fouts vient de marquer l’histoire des playoffs. Tentatives, passes complétées, yards, jamais quarterback n’avait atteint de tels chiffres en playoffs.
À toute fresque épique, il faut un héros. Celui du 2 janvier 1982 porte le numéro 80. À bout de forces, au bout de lui même, Kellen Winslow aura livré un combat mémorable. Un coup de pied bloqué, 13 réceptions records, 166 yards records, un touchdown et des coups et blessures à n’en plus finir. Un nerf coincé qui le gène à l’épaule, des crampes, une lèvre inférieure ouverte qui lui doit trois points de suture et un état de déshydratation chronique sous l’effet de la chaleur.
« Je ne me suis jamais senti si proche de la mort, » confiera Winslow. « C’est ce qu’avait dit Muhammad Ali à Manille (après son combat pour le titre de champion du monde poids lourd face à Joe Frazier, ndlr), et c’est ce que j’ai ressenti à la fin du match. »
Une fournaise géante à ciel ouvert, 90 joueurs éreintés, 50 000 spectateurs en nage et 4h45 de jeu. Une serviette sur le sommet d’un crâne sous lequel la température a atteint 40 degrés, le tight end quitte le terrain soutenu par deux coéquipiers. Il vient de perdre près de 6 kilos. Image unique. Image épique d’une soirée floridienne restée dans les annales. Epic in Miami. Une semaine plus tard, les Californiens seront froidement battus par les Bengals dans l’un des matchs les plus glacials de l’histoire. Freezer Bowl. Choc thermique.