Son enfance ressemble aux premières pages du script d’une future Palme d’Or cannoise. Injustice, archaïsme social, cruauté même, le cahier des charges est parfaitement rempli. Mais à force d’abnégation et de courage, Hines Ward va réécrire le scénario de sa vie pour le transformer en une épopée aussi forte en symboles qu’en enseignements pour toute une génération de gamins métis. L’histoire d’une vengeance sans effusion de sang. Plus hollywoodienne que cannoise.
… Un mélange de couleurs
Printemps 2006. Quelque part au-dessus de l’Océan Pacifique, confortablement installé en première classe du vol 36 d’Air Korea entre Atlanta et Séoul, Hines Ward tient enfin une promesse faite à sa mère bien des années auparavant, partagé entre appréhension, fierté et ce vilain sentiment de honte dont il n’arrive pas totalement à se défaire. Honte d’avoir attendu aussi longtemps. Cette promesse antédiluvienne, c’est de retourner en Corée du Sud. Là où tout a commencé. Là où il est venu au monde 30 ans plus tôt. Là d’où ils sont partis depuis 29 ans sans jamais y retourner. Assise dans le siège voisin, Young-he a déjà rejoint les bras de Morphée depuis plusieurs heures.
« Je suis fier d’être coréen, alors que c’est quelque chose dont j’ai eu honte quand j’étais petit, » confie-t-il à peine sorti de l’avion devant un attroupement de journalistes rassemblés dans l’hôtel réservé le temps du séjour, raconte ESPN. « […] J’ai dû surmonter beaucoup de choses de la part de mes camarades américains parce que j’étais 50% coréen, 50% afro-américain. »
Quelques semaines plus tôt, il était encore un illustre inconnu au Pays du Matin Calme. Depuis que les Steelers ont raflé le titre aux ailes et au bec des Seahawks le premier dimanche de février, il est une vedette nationale. Sacré MVP du Super Bowl XL, Hines a droit à un accueil digne d’un chef d’État étranger. Une suite de luxe réservée d’ordinaire aux puissants de ce monde, une réception à l’ambassade américaine, un entretien avec le Président de la République Roh Moo-hyun, une meute d’une centaine de photographes et journalistes, un cordon tout aussi fourni de policiers anti-émeute en armure de guerre. Il est même fait citoyen honoraire de la ville de Séoul. On lui déroule le tapis rouge. En dix jours, Hines reçoit plus de témoignages d’amour, de respect et d’admiration qu’il n’en aura jamais reçu en 30 ans aux States plaisante-t-il. Plus qu’un phénomène médiatique, il est devenu en quelques semaines le symbole et le porte-étendard de ces gamins discriminés à cause de leur héritage mixte. Les métis.
Hines Ward est né à Séoul en 1976, d’une mère coréenne et d’un GI afro-américain. De cette ville en croissance exponentielle depuis la fin des affrontements de la Guerre de Corée, il ne gardera presque aucun souvenir. Il n’a qu’un an quand son père est réaffecté en Allemagne. Pendant ce temps-là, le gamin et sa mère s’installent à Atlanta puis East Point, en Georgie. L’année suivante, le couple se sépare. D’abord sous la garde de sa madre, Hines est finalement envoyé chez sa grand-mère paternelle, Martha, à Monroe, Louisiane, après qu’une requête de son père devant le tribunal des affaires familiales arguant que Kim Young-he n’est pas en mesure d’élever convenablement leur fils à cause de son faible niveau d’anglais soit approuvée. Un père qui ne prendre jamais la peine de verser le moindre cent pour lui. Un père rendu maton auquel, devenu adulte, il ne parlera que tous les deux ou trois ans.
Hines a sept piges quand il déguerpit finalement des parages de Black Bayou Lake avec la bienveillance d’une mamie qui en a assez « de priver un enfant de sa maman.» À Forest Park, banlieue du sud d’Atlanta partagée entre deux fortes communautés afro-américaines et hispanophones, le gamin retrouve une mère qui aura passé toutes ces années à tenter d’apprendre un anglais potable et se démultiplier entre trois boulots aux salaires misérables pour payer le loyer de son petit trois pièces pour s’offrir une vieille Camaro décrépie. Après cette interminable attente solitaire, il est enfin temps d’assurer à son rejeton un quotidien aussi heureux que possible. Un rejeton pour qui, durant toutes ces années, elle n’aura été que cette dame asiatique qui lui offre des jouets. Réunis. Pour le meilleur, mais aussi pour le pire.
Gamin de sept ans à la peau couleur caramel et aux yeux taillés en amande au sein d’un quartier essentiellement afro-américain, Hines se cache sur la banquette arrière de la voiture quand Young-He le dépose à l’école. « Je ne voulais pas qu’ils sachent que c’était ma mère, » confie Ward à Karl Taro Greenfeld de Sports Illustrated en 2006. Quand il se retourne vers la bagnole une fois évadé de ce sarcophage honteux, il la découvre effondrée sur le volant, les joues ruisselantes de larmes.
Malgré les brimades et le rejet dont il fait souvent l’objet auprès de morveux à l’esprit étroit, Hines est élevé dans la tolérance. Sa mère met un point d’honneur à lui rentrer dans le crâne qu’il n’existe aucune race et que tout réside dans la curiosité, l’ouverture et la compréhension des différences. Tout petit, il apprend à tirer le meilleur des dissemblances qui le distinguent des autres. Aussi, pleinement imprégné d’une Georgie où il aura tout appris, il adopte naturellement cet accent si spécial qui ne s’embarrasse que très rarement des « e » et « t » en début ou en fin de mot. Pourtant, s’il parle comme les autre gamins, qu’il partage en partie leur couleur de peau, qu’il vibre pour les mêmes stars des parquets et du football, impossible d’échapper à l’étiquette honnie : celle du vilain petit canard. Ce gosse différent de tous les autres Afro-Américains du quartier. La faute à une mère si singulière à bien des égards. Incomparable avec les autres mamans du coin. Un petit bout de femme haut comme trois pommes façonné par une autre culture et d’autres moeurs qui l’oblige à enlever ses souliers en franchissant le pas de la porte, qui empile les assiettes dans un horrible vaisselier chinois et laisse suspendre dans le petit appartement ces abominables décorations coréennes qu’il déteste tant. Chez ses potes américains à la peau couleur d’ébène, pas besoin de se mettre pieds nus pour pénétrer dans des logements aux murs décorés de tableaux bucoliques, de photos de vieilles fermes, de cowboys ou de clichés de famille teintés de bonheur.
« Ça a été vraiment dur pour moi de me trouver une identité, » confesse-t-il au New York Times en novembre 2009. « Les gamins noirs ne voulaient pas traîner avec moi parce que j’avais une mère coréenne. Les gamins blancs ne voulaient pas traîner avec moi parce que j’étais noir. Les gamins coréens ne voulaient pas traîner avec moi parce que j’étais noir. C’était compliqué de se faire des amis en grandissant. Et soudainement, dès que je me suis mis au sport, ma couleur de peau n’a plus eu d’importance. »
Un contexte hostile et pesant à cause duquel Hines se met à rejeter purement et simplement cet héritage responsable de tant de traquas. Ado, il refuse de parler de son pays de naissance. À quoi bon. Pour la plupart de ses camarades, la Corée ne signifie rien. Tout au plus le théâtre d’un conflit lointain où un vieil oncle, un père ou un grand frère a été envoyé pour ils ne savent trop quelle raison. Bruce Leroy, Blackie Chan, il hérite des surnoms les plus mesquins de la part d’ados qui n’en saisissent pas la portée. Toute sa jeunesse, ses origines métissées n’auront de cesse de le hanter. Et bien au-delà de ces années ingrates. Née d’une mère blanche et d’un père afro-américain, Simone, son épouse rencontrée en seconde, confie avoir très souvent disserté avec lui de ce fardeau parfois insoutenable.
Pourtant, malgré toutes ces épreuves et en dépit d’une mère souvent absente bien malgré elle, Hines, réglé comme une horloge suisse, ne rate jamais le réveil de 6h30 et ne manquera pas la moindre minute de cours de tout son secondaire. Un élève concentré, rigoureux et motivé. Pendant que son rejeton se débrouille comme un grand, Young-he peine à trouver le temps de dormir. Presque chaque nuit, elle rentre à 3h du matin après huit heures de boulot aussi insipides qu’épuisantes à l’aéroport. À peine le temps de souffler, une heure plus tard, elle traverse la rue et enfile son uniforme de caissière au Supervalu. Un rythme de vie épuisant et terriblement frustrant. Barrée par une langue qu’elle peine encore à parfaitement maîtriser, la mère célibataire enrage de ne pas pouvoir aider son fils autant qu’elle le souhaiterait. Car elle sait que le chemin vers une vie meilleure passe par un bulletin de notes exemplaire. En dehors des encouragements de sa maman, Hines se sent laissé à lui-même. Sans grande soeur pour l’aider quand il bloque sur un exercice. Sans grand frère pour lui secouer les épaules quand il sent le courage l’abandonner. Il ne peut compter que sur lui. Gagné par la colère, il la traite « d’idiote » parfois se souvient-il non sans remords. Même au quotidien il est rattrapé par les lacunes de son eomeoni. Chaque fois qu’il faut décrocher le téléphone pour régler un soucis avec le fournisseur d’électricité ou l’opérateur téléphonique, c’est à lui de s’y coller. Et ça n’est jamais un problème d’argent, car sa mère n’en manque pas, mais parce qu’elle est incapable de déchiffrer la facture.
« J’ai de la fierté, » martèle-t-elle dans les pages de Sports Illustrated en mai 2006. « Beaucoup de fierté, plus que quiconque. Je ne veux aucun dollar d’aide du gouvernement. Même si la vie n’est pas toujours simple, je suis fière. C’est la raison pour laquelle je dois travailler fort. C’est le rôle d’une maman, travailler fort pour son petit bébé. »
Et à force de travailler sans compter et de cumuler les jobs pendant tant d’années, Young-he est capable d’avancer 35 000 dollars gagnés à la sueur de son front devant le banquier pour acheter une maison de trois chambres pour elle et son ado tourmenté. Sa chambre, Hines la tapisse de posters de Bo Jackson, Jerry Rice et Michael Jordan. Aucun signe de Corée dans sa tanière. Son sanctuaire. Celui où il nourrit ses rêves les plus chers.
Le syndrome Calimero
En Georgie, malgré ce contexte parfois révoltant, Hines devient vite inséparable avec Donnie Evers, un camarade de classe dont le beau-père ira jusqu’à payer les frais d’inscription pour qu’il rejoigne l’équipe de foot Youth League de son meilleur pote afin que les deux gosses passent plus de temps ensemble. Déjà solidement bâti pour son jeune âge, le natif de Séoul et son bras canon ne passent pas inaperçus. Et quand la saison débute officiellement, là aussi inscrit aux frais de beau-papa, sa Grosse Bertha fait des merveilles et il devient très vite le tout meilleur joueur de l’équipe de jeunes pousses. Un talent tel qu’il est élu meilleur sportif de Babb Middle School en quatrième et qu’il est propulsé quarterback partant dès son année de sophomore au lycée de Forest Park High. Titulaire en attaque comme en défense, il prend un plaisir immense. Sur et en dehors du terrain.
Car de ce succès sportif, Ward tire un peu de répit. « Quand tu es le meilleur, les gens t’aiment de toute façon, » explique-t-il bêtement à SI. « Il n’est plus question de race. » Depuis son année de quatrième, devenu l’une des petites stars du quartier, les brimades sur ses origines se font soudain nettement plus timides. Les grandes gueules se font moins bavardes. Et pendant que la popularité de Hines grimpe en flèche, sa mère, planquée derrière ses lunettes fumées coréennes, ne voit rien. Pour elle qui a grandi dans un pays en guerre où le sport n’avait pas la place qu’il occupe aujourd’hui, ce n’est qu’un divertissement. Gratifiant en cas de succès, mais rien de plus. Et surtout pas porteur d’avenir. Là encore, une source de frustration pour un ado qui s’enferme dans un tempérament d’éternel insatisfait à la rancune tenace. Rancune contre ses origines et contre tous ceux qui ne croient pas en lui.
Quand les coachs de Nebraska, Florida State et Georgia viennent lui faire des courbettes, il doit expliquer à sa madre que tous ces messieurs tirés à quatre épingles sont là pour jaser football et non baseball. Une inexpugnable honte s’empare de lui une énième fois. Honte d’avoir une mère si déconnectée de sa réalité. Pas si déconnectée pourtant, puisqu’en 1994, les Marlins de Miami le drafteront au 73e tour. Et quand elle réalise que tous ces types aux tempes grisonnantes veulent que son fils rejoigne leurs universités respectives elle s’affole. « Nous n’avons pas le moyens ! » L’ado doit alors lui expliquer qu’elle n’aura pas à débourser un kopeck, que tous les frais seront couverts par la bourse d’études. La petite dame n’en revient pas. « Gratuite ? L’université gratuite ? » Fonce lui ordonne-t-elle, soudainement prise d’un rire qui frôle l’hystérie : Va jouer, ou Dieu seul sait ce que tu fais, mais fonce fiston !
Lorsqu’il débarque sur l’intimidant campus rouge brique d’Athens, Georgie, et ses 200 ans d’histoire, Hines est testé un coup quarterback, un coup running back, un coup receveur. Baladé d’un poste à l’autre, il n’a jamais le temps de s’acclimater à aucun des trois et se retrouve doublure à chacun d’eux. Le sentiment que rien ne lui a jamais été donné tout cuit dans le creux de la main, qu’il a toujours dû cravacher deux fois plus que les autres pour gagner le respect reprend de la vigueur. Rouge de colère, comme les uniformes des Bulldogs. Pendant ses deux premières années, convaincu qu’il aurait dû être titulaire en puissance dès sa saison de freshman, il se sent affreusement peu respecté. Par ses coachs, surtout. Mais pas seulement. Les fans et les médias aussi en prennent pour leur grade.
« C’était probablement le meilleur athlète de l’équipe et, vu qu’il était le remplaçant à tous les postes, [les coachs] avaient tellement peur qu’il se blesse qu’ils ne le faisaient presque pas jouer, » explique Corey Allen, ami d’enfance et coéquipier à Georgia.
Couteau-suisse des Dogs en 1995, il est le 3e meilleur coureur et receveur de l’équipe tout en étant le passeur le plus prolifique des canidés. Bon partout, mais pas assez pour décrocher un job à temps plein. Son impatience enfle dangereusement.
Hines bouillonne intérieurement et se met puérilement à bouder pour manifester son mécontentement. Pire, il envisage même un transfert vers des contrées où ses talents de receveur seront appréciés à leur juste valeur. Il faut finalement les bons mots teintés de coréen de sa mère pour le convaincre de redoubler d’effort, une énième fois : « Rien ne te sera jamais donné. Rien ne t’as jamais été donné. Tu dois juste travailler. » Le sempiternel refrain qui fait saigner ses oreilles. Mais au fond, il sait parfaitement qu’elle a raison. Seulement, il est épuisé de devoir l’entendre encore et encore pour apaiser son courroux. À travers les mots apaisants de Young-he, il retrouve peu à peu le respect maternel qu’il avait perdu, la faute à une frustration stérile vainement retournée contre elle, symbole par défaut de cet héritage coréen si dérangeant dans son adolescence. Un héritage avec lequel il aura tenté de renouer en s’inscrivant à un cours de coréen avant d’abandonner dès le premier jour, par peur de plomber son GPA. Une langue bien trop exigeante. Sous les conseils de sa mère, il canalise sa colère et la transforme en énergie positive. Plutôt que de suer inutilement de rage, il regagne confiance en lui et en sa valeur. Et avec la complicité des patrons du programme de Georgia, la mutation opère.
La campagne 1995 achevée, le piètre règne de Ray Goff (aka Goof d’après la verve colorée de Steve Spurrier, iconique coach des Gators des 90’s) prend fin et Ward est enfin investi receveur titulaire par son successeur. Après deux premières années à flirter péniblement avec les 500 yards dans les airs et tourner entre 250 et un peu plus de 400 unités au sol dans un rôle de joueur gadget qu’il abhorre, il déchire enfin le mur des 1000 longueurs et envoie un doigt d’honneur XXL à son ancien coach. Toute son énergie focalisée sur le ballon et plus que le ballon, son mètre 83, ses 93 kilos bien tassés et son physique d’armoire à glace attirent l’attention des recruteurs NFL au cours de deux dernières saisons où il tourne à une cinquantaine de passes attrapées, côtoie la barre des 1000 yards et inscrit le total de 10 touchdowns. Pilier offensif d’une équipe en pleine reconversion et qui raflera l’Outback Bowl à la truffe des Badgers de Wisconsin le 1er janvier 1998, Hines et son gabarit séduisent par une pointe de vitesse qui titille les 4,50 sur 40 yards et certains l’envoient dès la fin du 1er tour d’une Draft 98 qui pue le talent à plein nez. Pour les plus prudents, il ne devrait pas passer le deuxième tour. Le jour J, il devra finalement poireauter jusqu’au 3e round. Seulement quatorzième receveur d’une cuvée survolée par le phénomène Randy Moss et une flopée de types dont personne ne se souviendra d’ici deux ans. Une farce pour Hines et son égo. Un mauvais running gag pour cet éternel insatisfait qui pensait enfin avoir gagné le respect.
Dernier train pour Pittsburgh
Au lieu de savourer le moment et de prendre la mesure de la chance qui est la sienne, celle d’avoir été drafté pour jouer dans la NFL après tant d’efforts consentis, il replonge. Idées noires, rancoeur, colère. Le cocktail habituel. Son passé de gamin moqué pour ses différences et systématiquement sous-estimé au fil des années le rattrape et son ressentiment pour la Terre entière s’en retrouve décuplé. Avec le recul, il a l’impression de ne jamais avoir su apprécier à leur juste valeur ses moments d’éclats et de bonheur simple, remettant toujours tout sur le dos de cette enfance ombrageuse et de ce sentiment de ne jamais être apprécié comme il le devrait. À la fin du printemps 1998, il a à peine posé un crampon sur le terrain d’entraînement de Pittsburgh pour les OTAs qu’il ne se sent pas désiré. Calimero. Pourtant, il passe les cuts estivaux un à un et intègre la rotation. S’il n’est pas titulaire d’une attaque où il doit se contenter de rares piges, il brille sur des équipes spéciales où il impose ses épaules de déménageur. « Je ne ressemblais pas au receveur type, alors ils doutaient de moi, » ne peut-il s’empêcher de ruminer. Rookie, malgré quinze maigres réceptions, il rentabilise au mieux ses rares opportunités, parcourt 246 longueurs et récolte la meilleure moyenne de yards par passe de sa carrière. Et de loin.
Pas assez pourtant pour empêcher Bill Cowher et le GM Tom Donahoe de lâcher leur choix de premier tour sur le joyau de Louisiana Tech au printemps suivant. Troy Edwards, l’homme de tous les records. En 99, le temps d’une saison, le receveur dynamite tout sur son passage et s’invite dans le top 15 de la draft : un match de dingo à 21 ballons et 405 yards pour donner le la d’une campagne historique en ouverture face à Nebraska, puis la déferlante Edwards emporte tout dans son sillage. 140 réceptions, 1996 yards records que seul Trevor Insley (2060) parviendra à surpasser un an plus tard et 27 touchdowns jamais égalés. Un de plus que la marque établie par l’extraterrestre Randy Moss un an plus tôt sous le vert et blanc de Marshall. Malgré le pedigree du bonhomme, Hines profite d’une escouade de trois rookies sans la moindre expérience et d’un Courtney Hawkins vieillissant qui joue davantage le rôle de piston pour se hisser sur la ligne des titulaires et triple presque son total de yards. Muet dans la peinture pour sa première année en Pennsylvanie, il inscrit sept touchdowns en 1999. Pas suffisant pour dissuader un staff en quête de taille sur les ailes et d’un véritable leader aérien de récidiver en sacrifiant le 8e choix général sur Plaxico Burress, le géant de Michigan State et son mètre 98 pour la première draft du 21e siècle.
Frustration, incompréhension, colère, Hines retrouve son triptyque fétiche et se tourne inévitablement vers les conseils pleins de sagesse et d’humilité de sa mère. « Je dois me faire un nom, » assène-t-il, conscient de la concurrence cinq étoiles qu’il va devoir affronter dans son propre camp. « Si tu vois que les autres gars travaillent fort, alors travaille plus fort encore, » suggère sobrement Young-he. Reçu cinq sur cinq. Mettant à profit des qualités acquises sur équipes spéciales, le numéro 86 va se transformer en bloqueur intraitable et indispensable. Rempart infranchissable pour le quarterback, perce-muraille dévastateur pour le jeu au sol, brise glace ravageur sur les passes écrans, il devient vite un pion essentiel de l’échiquier d’un Bill Cowher avec lequel il entretient une relation glaciale.
« Je n’ai rien à lui dire, » lâche-t-il dans les pages de Sports Illustrated. « Après tout ce qu’il m’a fait, considérant la façon dont il m’a traité, absolument rien. Vous avez vu mes stats ? Et en dépit des saisons que je réalisais, ils continuaient d’aller chercher d’autre gars…?«
Un coach qui, n’en déplaise à Ward, respecte profondément son joueur et ce qu’il apporte à son équipe, mais à d’autre chat à fouetter que de satisfaire les désidératas de chacun de ses hommes.
« Notre décision de repêcher d’autres receveurs n’avait rien à voir avec Hines Ward, » assure celui qui a pris les rênes des Steelers en 1992. « Nous venions tout juste de perdre plusieurs de nos vétérans et nous voulions simplement reconsolider la position. »
Car le football est un sport d’équipe après tout. N’en déplaise à l’insécurité et l’égo du joueur. Son corps a beau morfler dans ce nouveau rôle de bouclier humain qu’il a choisi d’endosser sans que personne ne le lui demande, Hines ne se plaint pas et encaisse sans broncher. Ses rivaux, pas toujours. En 2008, Keith Rivers a le malheur de croiser son chemin. Surpris haut sur son côté aveugle, comme Ward en a pris la fâcheuse habitude, et ce en toute impunité, le linebacker des Bengals y laissera sa mâchoire et ne rejouera plus de la saison. Pas de pénalité. Encore moins d’amende. À l’époque, ce bloc PEGI 18 est encore jugé dans les règles. Viril, mais correct. Un fait d’arme borderline qui lui vaudra d’être élu joueur le plus dirty de la ligue par ses pairs un an plus tard. Un fait d’arme qui incitera la NFL à réviser son règlement et à voter la « Hines Ward Rule » interdisant les blocs côté aveugle initiés avec le casque, les avant-bras et les épaules et visant la tête et la zone autour du cou. Retraité, à l’inverse de « la camaraderie et de la fraternité » du vestiaire, il ne regrette pas le traitement infernal imposé à son corps durant près de quinze ans.
« En fait, je ne regrette absolument pas les tampons du football, » avoue-t-il au Seoul Journal. « Il n’y a aucun plaisir à tout donner le dimanche et passer tout ton lundi dans un bain de glace. »
Bloqueur redoutable flirtant souvent avec la limite, il n’en reste pas moins un receveur dans l’âme. Un cueilleur de ballons. En 2001, porté par 94 réceptions historiques dans l’histoire des Steelers, il éclipse d’un souffle la barre des 1000 yards et s’invite aux festivités de fin d’année d’Honolulu pour la première fois. Et quand les plus ingrats osent dire que « sans Plax il n’est rien, » Ward leur claque violemment la mâchoire en 2002. 112 réceptions, 1329 yards (4 de plus que Burress, et toc !) et douze touchdowns. La plus belle saison de sa carrière. Kordell Stewart, Mike Tomczak, Tommy Maddox et Big Ben. Jamais moins de 80 catchs et 1000 yards dans les airs. Les quarterbacks ont beau se succéder, pendant quatre campagnes consécutives, il impose des standards de luxe.
En 2005, Hines Ward agrippe sa 538e passe sous le jaune et noir de Steel City et efface John Stallworth du livre des records de la franchise. Depuis ses premiers pas de footballeur, le gamin râleur, révolté même, a bien changé. Un bracelet serti de diamants au poignet, les clés d’une Bentley et d’une Ferrari accrochés à son trousseau, 3000 mètres carrés de mauvais goût où les invités doivent impérativement retirer leurs chaussures, tradition coréenne oblige, et un petit pied à terre de cinq chambres à Pittsburgh où il peut savourer plusieurs fois par mois de succulents plats coréens qu’il a enfin appris à aimer avec sa femme et leur crevette d’un an. Personnage taciturne, le receveur embrasse un statut de superstar qu’il n’aura volé à personne. Malgré ce décorum tape à l’œil, Hines n’est pas un personnage très fantasque au quotidien. Peu expansif, souvent concentré, il perd rarement son temps dans des gesticulations et élucubrations inutiles et vides de sens. Un pragmatique qui sait ce qu’il veut. Les vestiges de ce gamin torturé devenu un adulte mature.
En avril 2006, à la Maison Bleue, résidence présidentielle de la République de Corée, un maillot dédicacé par Hines sur l’épaule, Roh Moo-hyun adresse une passe au MVP du dernier Super Bowl avant de déverser une pluie d’éloges sur le crâne lisse de l’homme du moment.
« Tu reviens en héros, » proclame-t-il. « Les enfants de Corée du Sud peuvent nourrir de grands rêves en prenant exemple sur Hines Ward. »
Pour le joueur, plus qu’un retour, ce voyage ressemble à une véritable découverte. Celle d’une culture et d’un pays dont il connait finalement si peu de choses et contre lesquels il a si longtemps entretenu un mépris tenace.
« Je suis vraiment intrigué par cet héritage coréen, » explique-t-il aux médias. « Je suis passé à côté de tout ça pendant 30 années de ma vie. »
30 années, c’est le temps qu’il aura fallu à lui et sa mère pour s’assurer d’un retour respectueux. Rien de plus. Au lieu de ça, c’est à un retour triomphal que lui et Young-He ont droit. Une délicieuse revanche pour cette femme humiliée, rejetée par sa propre famille, pour avoir commis le crime innommable d’aimer et d’épouser un homme d’une autre couleur de peau et d’une autre nationalité. Traitée de putain par des gens refusant de reconnaître le petit être métissé qui grandissait en elle. Humiliée par une nation pas encore prête à réaliser sa propre introspection. Pour beaucoup de Sud-Coréens du Royaume Ermite, la bannière étoilée ravive le souvenir encore vivace et funeste de la guerre. Trois années de conflit que des générations entières préfèrent oublier et dont ces enfants métis sont le triste souvenir. Mais le problème est bien plus ancien et profond.
Trois décennies après leur départ, la prise de conscience a eu lieu, le mouvement est en marche et Hines est fier d’en être l’un des symboles les plus vivaces. Fier d’être un de ces enfants du mélange et de la diversité. Fier de son héritage coréen. Fier de son parcours. Fier de pouvoir être un exemple de réussite pour des milliers de mômes et pouvoir enfin permettre de briser un tabou social si profondément ancré dans la société coréenne. Le tabou de la différence d’une nation qui aura cultivé l’homogénéité raciale durant des siècles. Un très faible brassage ethnique qui aura contribué à l’enracinement d’un racisme devenu systémique, presque culturel, vis-à-vis de métis humiliés, discriminés, traités comme la lie de la société, du plus jeune âge jusqu’à un marché de l’emploi impitoyable avec eux.
« Personne ne pensait que c’était un problème aussi grave que ça en Corée, » reconnait Jin Roy Ryu, président d’une importante multinationale de la métallurgie dans le NY Times en 2009. « Nous sommes une société fermée et personne n’en parlait vraiment. Mais Hines est arrivé, et ça a vraiment porté cette problématique au coeur des débats. »
Même l’armée, refuge des parias dans bien des pays, refuse de leur ouvrir ses portes. Comme s’ils ne faisaient pas partie du pays qui les a pourtant vus naître et grandir. Partis sous le mépris, Hines et sa mère reviennent en héros.
« La Corée traite [les métis] de façon épouvantable, » témoigne Kim Young-He en 2006. « C’est pourquoi, même lorsque le père d’Hines m’a quitté, je n’ai pas voulu retourner en Corée du Sud. Je savais que les choses seraient plus faciles pour moi là-bas, mais que pour Hines, ça serait abominable. »
Après dix jours d’un voyage exténuant, heureux, Hines Ward a le sentiment d’avoir rattrapé 30 ans d’incompréhension et d’ignorance avec ses racines coréennes. Sa mère, elle, est nettement plus partagée. Il aura fallu que son fiston soit sacré MVP d’un sport énigmatique en Corée du Sud pour enfin être respecté malgré sa couleur de peau. Et maintenant ? Young-he demeure convaincue que cela ne changera pas grand chose pour les autres. « Ils vont continuer à regarder de haut n’importe quelle personne qui épouse un Américain, » avance-t-elle pleine de certitudes. « Il crachent sur les métis. » Ward l’interrompt et calme le jeu en mettant ces propos sur le dos de son inébranlable pessimisme. Mais comment lui en vouloir.
« C’est une culture fabuleuse. Je l’aime de tout mon coeur. Mais elle cache un côté sombre, » reconnait-il dans les pages du New York Times en novembre 2009. « Et j’essaie simplement d’illuminer ce côté sombre et de faire de la Corée un endroit encore meilleur qu’il ne l’est déjà. »
Revenu de ce voyage initiatique riche en émotions et en espoir, Hines reprend son quotidien de receveur. Courir, feinter, se retourner, repartir de plus belle, bloquer, raffûter, attraper le ballon, l’échapper, parfois. En 2008, après trois saisons à trois chiffres dans les airs, il brise de nouveau la barre des 1000 en route vers une deuxième bague renversante face aux Cardinals de Kurt Warner. Sept mois plus tard, il renoue avec ses stats de jouvenceau avant d’amorcer un rapide déclin au sein d’un roster où les rookies Antonio Brown et Emmanuel Sanders ne tardent pas à monter en grade, aux côtés d’un Mike Wallace supersonique qui vit les plus belles années de sa jeune carrière.
Yards, touchdowns, réceptions. Lorsqu’il raccroche en 2011, Hines Ward est le receveur le plus prolifique de l’histoire pavée d’or des Steelers. Le tout dernier catch de sa vie de footballeur restera à jamais gravé dans l’histoire. Son millième. Il devient le 8e homme à entrer dans le club très sélect des joueurs à 1000 ballons attrapés en carrière. Une preuve de longévité et de régularité savoureuse pour un éternel insatisfait qui aura finit par trouver son bonheur au point d’être dépeint comme « le gars le plus heureux de tout le football » par Barack Obama en 2009, à l’occasion de la réception des vainqueurs de février à la Maison Blanche. 76 réceptions, 1064 yards et huit touchdowns dans les airs. En quatorze rencontres de playoffs, il aura accumulé des stats dignes d’une saison pleine. Neuf ans après sa retraite, son numéro 86 a beau ne pas avoir été retiré par la franchise, jamais il n’a été à réattribué. Et il ne le sera probablement jamais.
Entre deux retours annuels en Corée du Sud quand son emploi du temps le permet et un caméo sur la pelouse craquelante du Heinz Field dans Batman : The Dark Knight Rises ou sous les traits pendouillants et décomposés d’un zombie puant dans la saison 3 de The Walking Dead, la légende d’acier continue de se faire l’avocat de l’égalité des chances entre enfants métis et de « sang pur » dans son pays de naissance et savoure cette liberté simple : celle de faire ce qu’il veut quand il veut. À commencer par le golf, son nouveau dada.
Symbole du retour en grâce des Steelers au tournant des années 2010, il est le digne successeur de John Stallworth et Lynn Swann. Il est le patient zéro des hauts fourneaux de la fabrique à receveurs de Steel City. Plus, il en est le Prince.