Il est le Jackie Robinson du gridiron. Celui qui brisa la barrière de la couleur. Celui qui fit entrer la NFL dans la modernité. Celui qui émocratisa le football. Ou presque. Car si Kenny Washington a entrouvert une porte, la ligue mettra des années à s’y engouffrer. Des décennies. Une éternité. Pourtant, si chaque année la MLB commémore en grande pompe le 15 avril 1947, le 21 mars va et vient, dans la plus grande indifférence. Un an avant son pote de UCLA, Kenny (re)brisait la barrière de la couleur dans le monde du foot pro. 70 ans plus tard, tout le monde l’a oublié. Ou presque.
California Love
Kenny grandit dans Lincoln Heights, l’un des plus vieux quartiers de Los Angeles. Là-bas, il est la star de son lycée. La Abraham Lincoln High School n’a d’yeux que pour Kenny Washington. L’étoile filante. Junior, il signe un home run en finale et décroche le titre local en baseball. Quelques mois plus tard, il offre à son lycée le doublé en portant son équipe de foot au sommet. Comme une évidence, il rejoint les Bruins de UCLA.
En 39, dans un football universitaire légèrement en avance sur son grand frère, ils sont trois autres joueurs noirs à enthousiasmer le Rose Bowl de Pasadena. Un cas unique dans une NCAA qui compte tout juste une douzaine de joueurs afro-américains. Woody Strode, Ray Bartlett et Jackie Robinson. Comme un symbole. L’histoire est en marche. De l’automne 1939 au printemps 41, Kenny va engloutir 1914 yards. Un record local qui tiendra 34 ans. Pour sa première saison sous l’uniforme bleu ciel et doré, il est l’attaquant le plus prolifique de tout le pays. Il devient le premier Bruin a être nommé All-American à l’unanimité.
Pourtant, malgré ses prouesses ballon sous le bras, la vie est loin d’être rose pour Washington et ses potes de couleur. Même dans une Californie progressiste, à des années lumières d’un Vieux Sud resté à l’âge de pierre, le racisme est omniprésent. Lattant. Incrusté si profondément qu’il semble voué à ne jamais disparaître. Être l’un des talents les plus doués de votre génération ne vous immunisera en rien contre la bêtise humaine. Pas même quand vous vous retrouvez chez les rivaux de Stanford, dans la baie d’une San Francisco aux allures de modèle d’ouverture.
« Un petit groupe d’entre nous, dont Woody, Kenny, Jack et Ray, sommes entrés dans un restaurant et le type nous a dit, ‘On ne sert pas les noirs,' » se souvient l’ ancien Bruin Ned Mathews à propos d’un déplacement à Stanford. « Alors on a répondu, ‘D’accord, allons nous en,’ s’ils ne convenaient pas À l’endroit, alors nous non plus, et ça s’est fini comme ça. »
Car si le vestiaire des Bruins fait office de modèle d’intégration et de tolérance où le racisme n’a pas sa place, le reste du pays à encore quelques siècles de retard. Quand McPherson et ses petits camarades blancs ne voient en Kenny, Jacky & Co que des joueurs au talent inestimable, les autres ne voient qu’une chose, la couleur de leur peau. À tel point que certaines destinations sont purement et simplement rayées du calendrier. Blacklistées.
« Il nous était impossible d’aller jouer au Texas parce que nous avions des gars noirs dans notre équipe, » raconte McPherson. « Ils n’avaient pas le droit dormir à l’hôtel ou d’aller au restaurant, alors nous ne nous rendions pas là-bas.
Même les instances officielles s’en mêlent. Car s’il est nommé All-American en 39, il ne figure que sur la deuxième équipe type et est royalement snobé pour l’annuel East-West Shrine Game. Pourtant, aucun joueur offensif n’a amassé autant de yards que lui. Des 600 minutes disputées par les Bruins, Washington en a joué 580. Un flagrant délit de discrimination raciale. La presse de la côte ouest est indignée. Pour Kenny, la pilule est dure à avaler. La frustration et le ressentiment germent. Il se vengera sur le terrain.
United colors
Plus talentueux sur le diamant que Jackie selon de nombreux observateurs, Kenny aurait pu devenir le premier joueur signé par une franchise de baseball. Ce symbole de tout un sport, de toute une communauté, de tout un pays. Mais il n’en sera rien. Quand le manager des Brooklyn Dodgers, Leo Durocher, lui offre de l’engager, il refuse catégoriquement. La raison ? Une condition des plus absurdes : passer une année à Porto Rico et se faire passer pour un Portoricain. Une farce de mauvais goût. Kenny abandonne le bâton et le gant en cuir, et choisit le ballon à lacet. Un destin glorieux vient de s’envoler. Bienvenue dans l’anonymat. Ou presque.
Pendant que Kenny Washington reste fidèle au football, Robinson choisit le monticule pour se hisser au rang de légende vivante. De véritable pionnier. Le 15 avril 1947, il devient le premier Afro-Américain à disputer une rencontre de MLB. Rookie de l’Année pour sa première saison, MVP deux ans plus tard, il deviendra le premier joueur de couleur à intégrer le Hall of Fame du baseball. Un mythe aux antipodes du sort qui attend son ancien pote de UCLA. Son diplôme en main, Kenny se tourne vers une NFL qui, depuis 1934, a purement et simplement banni les joueurs noirs. Et il va rapidement en faire l’amère expérience.
Après un brillant parcours universitaire, Washington tape dans l’œil d’un George Halas qui l’a coaché à l’occasion du College All-Star Game. Le stratège met tout en œuvre pour le faire venir à Chicago. Il l’accueil dans l’Illinois à ses propres frais pendant près de 3 semaines au cours desquelles il exerce un lobbying incessant auprès de la ligue afin de mettre fin à l’abject discrimination qui règne au sein de la NFL depuis plus d’une décennie. Mais les proprios des autres franchises s’y refusent. En tête, le charmant patron des Redskins, George Preston Marshall, raciste notoire, qui oppose un refuse catégorique. Persona non grata. Pour eux, la couleur de sa peau compte davantage que son talent. Et elle est visiblement problématique. En 41, Washington rejoint finalement d’autres Bears, ceux d’Hollywood, dans la Pacific Coast Professional Football League, une ligue professionnelle mineure opérant en Californie et à Hawaï à une époque où Green Bay est la franchise la plus occidentale de la NFL. Une ligue devenue le refuge des joueurs afro-américains. Kenny s’y épanouit. Ses rêves de NFL semblent un peu plus s’éloigner à mesure que les années passent. Puis soudain, tout bascule.
Lorsque les Cleveland Rams déménagent à Los Angeles, les portes jusque-là verrouillées de la NFL vont s’entrouvrir face à la pression publique. Car les Béliers ont l’intention de faire du Memorial Coliseum leur demeure. Or, l’enceinte publique a été payée par les contribuables. Blancs comme noirs. Dès lors, mettre fin à une décennie d’un racisme institutionnel devient inévitable. La fin d’une aberration. Le début d’un long combat. Le 21 mars 1946, Kenny Washington devient le premier Afro-Américain de l’après-guerre à signer un contrat NFL. Le 7 mai, il sera rejoint par son coéquipier de toujours, Woody Strode, pour qu’il soit son voisin de chambre lors des déplacements. Les genoux en compote à cause de rachitisme, d’une rencontre frontale avec une voiture et de cinq opérations, Kenny ne jouera que trois petites saisons. Il n’est plus le joueur qu’il était à UCLA. Ne lui reste que quelques jolis faits d’arme. Une saison 47 à 7,4 yards de moyenne. Une course de 92 yards qui fait encore office de record chez les Rams. Un standing ovation des 80 000 fans du Coliseum pour son ultime match. Clap de fin. S’il ne brille pas autant que son ancien coéquipier, il demeure un symbole. Mais un symbole oublié au-delà de la cité des anges.
Jamais il ne sera adulé, ni même honoré à la hauteur de Jackie Robinson, « légende et symbole de son époque, » dixit Martin Luther King. Très loin de là. Si le numéro 42 a été retiré de toutes les franchises MLB, le numéro 13 fait encore partie du vestiaire des Rams. Seuls les Bruins de UCLA ont offert a leur ancien running back la reconnaissance qu’il mérite. Ne cherchez pas le buste de Kenny Washington au Hall of Fame de Canton, il n’y est pas. Dans un football qui survit et grandit tant bien que mal dans l’ombre d’un baseball aux allures de fierté nationale, Washington n’est qu’un joueur parmi d’autres. À New York, Jackie est un dieu vivant. Ils ne s’appellent pas seulement Kenny Washington et Woody Strode. Ils s’appellent aussi Bill Willis et Marion Motley. Ils ont pavé la voie à Jackie Robinson. Pourtant, ils ont été oubliés par l’histoire. The Forgotten Four. Une anomalie que, des décennies plus tard, la NFL peine à admettre et réparer.