3 septembre 1994. L’été touche paisiblement à sa fin dans l’Iowa. Les journées sont de plus en plus courtes. Les soirées de plus en plus fraiches. Les feuilles adoptent une teinte rougeoyante au fil des jours. Les autobus jaunes reprennent les rues des banlieues pavillonnaires d’assaut de l’aube au crépuscule. Du lundi au vendredi. Les costume-cravates, eux aussi, sont sortis de leur hibernation estivale. La routine reprend peu à peu ses droits. La saison du football aussi. Le meilleur moment de l’année. Demain, dimanche, c’est game time !
Retour à la case départ
Les Cowboys et leurs Triplets se préparent à défendre un titre acquis avec panache quelques mois plus tôt. Les Bills tentent péniblement de se remettre de leur quadruple raté historique. Brett Favre, Jerry Rice, Emmitt Smith, John Elway, Troy Aikman ou Steve Young, les médias spéculent prématurément sur l’identité du futur MVP. On frétille d’avance à l’idée de voir une équipe tenter la toute première conversion à deux points de l’histoire. Au Hy-Vee de Cedar Falls, Iowa, les clients se massent aux caisses, les caddies chargés de bière, soda et wings pour le lendemain après-midi. À deux pas, un grand machin de près d’un mètre 90 et qui doit tout juste être en droit de s’acheter de l’alcool remplit mécaniquement les sacs plastiques floqués du logo du supermarché. À peine un regard vers lui, un petit merci quand il tend les courses et les clients décampent. Une longue tige dont, d’ici trois décennies, le buste trônera au Hall of Fame. Pourtant à l’époque, les 1000 bornes qui séparent le comté de Black Hawk de Canton, Ohio, ressemblent plus à des années lumières.
La NFL vient de couper Kurt Warner dans l’anonymat quasi général, la CFL ignore ses coups de fil comme une vielle ex l’ayant à jamais rayé de son existence, la NFL Europe regarde gentiment ailleurs feignant de ne pas remarquer ses appels du pied. Avec une seule saison pleine aux commandes d’une université de second rang, le CV de Kurt Warner ne fait rêver personne et glisse systématiquement sous le dessous de la pile. Là où, sauf miracle aussi improbable qu’une victoire des Lions en playoffs, personne n’ira jamais fouiner. Le grand rêve de Kurt est au point mort. De quoi perdre courage. Mais ça n’est pas dans les gènes du bonhomme.
Libéré par les Packers quelques semaines plus tôt, Warner tue l’ennui en gardant les deux enfants de Brenda, sa future femme, divorcée d’un premier mariage et qui suit des études d’infirmière éprouvantes. Si Jesse, la plus jeune ne pose pas trop de problème pour l’apprenti beau-papa, Zachary demande une attention toute particulière depuis que son père biologique l’a laissé tomber par terre dans sa toute petite enfance. Une chute qui l’a rendu aveugle et laissé des dommages cérébraux à vie. En fin d’après-midi, sa corvée de nounou achevée, il passe trois heures à se dégourdir le bras et soulever de la fonte sur le campus de l’Université de Northern Iowa. À 22h, il file au Hy-Vee. Contre 5,50 dollars de l’heure, il emballe les courses des clients noctambules, aligne les boites de conserves sur les étales du supermarché, passe la serpillère et, en fervent adepte de la méthode Coué, répète son refrain favoris : « Un jour, je serai titulaire dans la NFL. » Impensable. Insensé. Utopique. À la limite du délire pathologique. Ses collègues lui rient ouvertement au nez. Mais peu importe le chemin qu’il devra emprunter, en fervent croyant, Kurt est convaincu de sa destinée.
« Tu grandis avec une trajectoire toute tracée en tête, surtout quand tu te mets à rêver d’un destin précis — en l’occurence, devenir quarterback dans la NFL, » confit Warner sur le site de la NCAA des années plus tard. « Vous avez cette ligne bien droite dessinée dans votre tête : une belle carrière au lycée, une scolarité toute payée, jouer dans une université renommée, être drafté, blah blah blah, passer de longues années dans la même franchise, gagner des titres et finir au Hall of Fame. »
« Pendant longtemps, c’était tout ce que je voulais. À mesure que j’ai dû emprunter tous ces chemins détournés et que j’ai rencontré tous ces obstacles, j’ai commencé à me dire, « Pourquoi est-ce que je ne fais pas partie de ceux qui prennent cette fameuse ligne droite toute tracée ? Pourquoi ça n’a pas marché pour moi? » »
L’autoroute de la NFL barrée, la voie rapide bouchée, Kurt Warner prend la première sortie, direction les petites routes de campagne. Un simple contretemps. Sa destination finale ne fait pas de doute. Seule l’itinéraire et l’heure d’arrivée demeurent inconnus.
L’Iowa dans le sang
Gamin d’un Hawkeye State enraciné dans l’agriculture, mais en pleine rupture avec sa tradition rurale dans les années 70, Kurt Warner grandit à Burlington, petite ville industrielle nichée sur les rives du Mississippi. Ses premiers émois avec le ballon à lacet, il les vit à quelques bornes plus au nord, au Jane Boyd Community Center de Cedar Rapids où, tout petit, il découvre sa version soft, le flag football. Pas de contacts, mais la découverte des espaces, des esquives et du jeu aérien. Sous les ordres de Larry Fields, coach passionné, mini Kurt prend un plaisir dingue à faire parler sa vitesse et découvrir ce jeu aussi fun que stratégique. Un exutoire bienvenue dans une enfance morne où les moments de joie sont rares. Il n’a que 4 ans lorsque ses parents divorcent. Et s’il trouve du réconfort auprès de son grand frère, Matt, avec lequel il tisse une relation à toute épreuve, les choses prennent un tournant traumatisant lorsque leur mère se remarie en 81. À 10 ans, Kurt et son frangin sont victimes impuissantes d’un beau-père qui ne les aime pas, les expédie volontiers au sous-sol à la première occasion pour ne pas les avoir dans ses jambes et lève régulièrement la main sur leur mère. Après plusieurs mois de calvaire, Sue réalise son erreur, prend son courage à deux mains, rompt le mariage et le trio commence peu à peu à panser ses plaies. Très jeunes déjà, elle inculque à ses deux ados le sens des responsabilités. Se tenir loin des ennuis, toujours, et ne pas tomber dans l’oisiveté, jamais.
C’est dans ce contexte que Kurt découvre le flag. Pour se tenir occupé pendant que sa mère s’échine à l’un de ses trois boulots. Doué, rapide, malin, il se fait déjà remarquer dans un rôle de receveur qui sait lire les espaces comme personne. « J’étais vraiment bon. J’étais rapide à l’époque, » se souvient avec amusement le numéro 13. Pendant ses près de 4 années au Jane Boyd Community Center, il ne connait pas une seule fois la défaite et se forge un mental de winner. Le vrai football, il le découvrira en 8e année (équivalent de la 4e), à quelques pâtés de maisons de là, à la Regis High School. À quelques minutes de son tout premier entraînement avec sa nouvelle équipe, il confit à sa mère son rêve de devenir professionnel un jour et de jouer receveur pour les Dallas Cowboys. Trop grand et trop lourd pour sa catégorie d’âge, il est pourtant forcé de se muer en bloqueur en attaque. Un rôle de lineman qu’il haït. Ne jamais toucher le ballon, une hérésie pour ce gamin qui pue déjà le football à tout juste 12 ans. Entre frustration et ennuie profond, Kurt pense même abandonner le gridiron.
À l’été 85, sans aucun candidat crédible sous la main, le coach du lycée Regis n’a pas la moindre idée de qui sera son quarterback d’ici quelques semaines. Casting improvisé, il décide d’aligner tous ses joueurs et de leur faire lancer le ballon. Un entretien d’embauche collectif. Plus grand que tout ses coéquipiers, sec et déjà costaud pour son âge, Kurt expédie le cuir plus loin que tout le monde. L’ado a beau clamer à n’en plus finir vouloir être tight end, expliquer à quel point il est fait pour ce poste, Jim Padlock s’en contrecarre et le nomme quarterback. Kurt se résout finalement à écouter son coach. Pour voir. Pour lui faire plaisir. Sans trop y croire. Le coup de foudre est instantané.
« Dès que j’ai commencé à mon nouveau poste, ça a tout de suite été un évidence, c’était bien plus amusant. Et pour une raison très simple : je touchais le ballon sur chaque action et je prenais toutes les décisions, » raconte-t-il dans les pages de Kurt Warner : Can’t Keep Him Down de Mark Stewart.
À la fin de la saison, il est devenu le leader naturel de son équipe. Basket, football, baseball, pour sa dernière année au lycée, il est l’un des tout meilleurs jeunes athlètes de tout l’État. Sur les parquets, il empile près de 20 points et 12 rebonds par match, porte son équipe jusqu’en séries et s’envole pour une tournée européenne avec une sélection de All-Stars lycéens. Quarterback All-Team dans l’Iowa, Kurt ne soulève pourtant pas l’enthousiasme des recruteurs des grosses écuries universitaires en dehors d’un État de naissance qui ressemble à un nain dans le monde du college football. Pour beaucoup de scouts, il a déjà atteint son plafond. En gros, il n’offre aucune perspective de progression au long terme. Résultat : aucun programme de Division I-A (ancêtre de la FBS et « première division » universitaire) ne lui offre la moindre bourse de scolarité. Même son Iowa le snobe. Un immense coup dur.
« J’étais probablement le meilleur quarterback de tout l’Iowa, » se souvient-il. « J’aurais pensé que l’Université de l’Iowa et Iowa State m’auraient au moins contacté. »
Nada. Même les universités de second rang rechignent à lui faire de l’oeil et seule l’une d’entre elles lui manifeste son intérêt : Northern Iowa, à quelques bornes de Cedar Rapids. Le deal est (pas si) simple : la petite fac lui offre une bourse de scolarité partielle en échange de laquelle il devra faire l’impasse sur sa première année en tant que redshirt freshman, avant d’enfin pouvoir gagner sa place comme doublure. S’il y parvient, toute sa scolarité sera alors prise en charge par l’université. La prime au mérite. Un challenge près de ses racines et de sa famille. Pas le scénario qu’il s’était imaginé, mais à défaut d’avoir mieux, le quarterback en herbe accepte et débarque à UNI en 89.
D’entrée, Terry Allen, son coach, est clair. Kurt Warner n’est pas encore prêt et va devoir faire banquette pendant plusieurs années avant d’avoir, éventuellement, une chance de devenir titulaire. Entre temps, il devra perfectionner ses skills, apprendre le système offensif des Panthers, l’une des meilleures formations de ce qu’on appelle encore à l’époque la Division I-AA, le deuxième échelon universitaire, et croiser les doigts pour qu’un petit jeune bourré de promesses ne déboule pas sur le campus pour lui piquer sa place entre temps. Kurt accepte sans broncher. Il sait que son tour viendra. Mais sa patience va être mise à rude épreuve. Après son année de redshirt, le numéro 13 va passer trois nouvelles saisons sur le banc. Barré par Jay Johnson, il doit se contenter de miettes. L’été, entre chaque saison, il se trouve un petit boulot d’étudiant pour occuper ses journées et renflouer des poches qui se vident bien trop rapidement. Mais le football reste toujours dans un coin de sa tête. Jamais très loin. D’un an son aîné, Johnson empile plus de 8000 yards dans les airs en trois saisons et développe avec les autres stars de l’attaque une complicité bien trop précieuse aux yeux du coach pour donner sa chance à Warner. Du banc, frustré comme jamais il ne l’a été de savoir qu’il ne jouera pas, Kurt est spectateur impuissant des trois titres de champions de la Gateway Conference décrochés par son rival, mais aussi pote.
« Notre relation était des plus cordiales, » expliquera Johnson dans les colonnes du Pioneer Press. « Nous étions deux bons amis, tout en restant extrêmement compétitifs. Je suis certain qu’il y avait un brin de frustration parfois de son côté, mais c’est tout. »
En 92, pour le premier match de la saison face à McNeese State, Terry Allen lui promet quelques snaps. Rencontre accrochée, serrée jusqu’au bout, Kurt ne foulera pas une seule fois le gazon. La frustration cède le pas à la colère. Coup de fil à sa mère, coup de fil à son père, à quoi bon s’entêter avec un football qui ne veut pas de lui. Malgré son inébranlable foi, le quarterback est découragé. Ne perd pas espoir, décroche ton diplôme et attend ta chance, lui intiment ses parents. Quelques mois plus tard, elle se présente enfin. Johnson arrivé au bout de son cursus, Kurt est désormais l’homme de la situation. Il connait le système, il connaît l’équipe, il a trois saisons passées à se perfectionner dans le bras, tout devient limpide soudainement. Il n’y avait rien de personnel. Seul le bien de l’équipe comptait pour Allen. Et désormais, il est entre les mains du numéro 13. Enfin.
En 1993, après deux semaines de compétition, les Panthers courent toujours après leur premier succès et Warner s’est démis l’épaule. Tout ça pour ça commence-t-il à se dire. Quatre années à ronger son frein pour finalement céder à la pression, céder physiquement et laisser filer sa chance s’évaporer entre ses doigts. Malgré une douleur intense qu’il se garde bien de confier à son coach, Kurt est dans le huddle pour le premier match à domicile face à Jacksonville State en semaine 3. « Il n’était pas question que je rate ça. » Des grimaces à chaque passe, des parpaings à gogo, en décalage horaire constant avec ses receveurs, le quarterback livre l’une des pires performances de sa vie de footballeur, mais, sauvé par sa défense, décroche sa première victoire après 4 années de purgatoire. Quel pied ! Les Panthers enchaînent et empilent les succès semaine après semaine en route vers leur titre devenu annuel de Conférence. Parfois éclatant, parfois ordinaire, rarement transcendant, loin de péter record après record, Warner aura fait preuve d’une incroyable robustesse, d’une faculté à encaisser les coups épatante et d’une présence scotchante dans la poche. Ça valait la peine d’attendre.
Pourtant, dès son année de freshman, le quarterback avait déjà toutes les qualités d’un titulaire en puissance se souviendra le coach des linebackers de l’époque, Mark Farley, dans les colonnes d’ESPN. Des atouts physiques évidents et un bras capable de réaliser n’importe quel lancer de calibre NFL avec une aisance bluffante. Une bombe millimétrée de 50 yards comme une passe laser dans une fenêtre de tir minuscule dans le petit périmètre, kif-kif bourricot pour un Warner qui distille caviar sur caviar comme un chef étoilé. Sur le terrain comme dans la salle de muscu, quand bien même il sait qu’il cirera le banc samedi après-midi, le quarterback s’entraîne avec la même rigueur et les mêmes exigences qu’un titulaire. En 93, pour sa dernière saison sur le campus de Cedar Falls et sa première aux commandes de l’attaque des Panthers, Kurt ne perd pas une seconde pour montrer toute l’étendue de son potentiel. 8 victoires, 4 revers, une qualification en playoffs et un titre de Gateway Conference Offensive Player of the Year. Plus qu’à croiser les doigts pour que cela suffise à titiller l’intérêt des scouts.
En 1993, pas de YouTube, pas de Twitter, pas de buzz. Pour dénicher les pépites de demain, il faut se bouger le derrière, grimper dans sa bagnole, sillonner le pays, tisser un réseau de recruteurs et se taper autant des kilomètres de bitume que de bandes vidéo. Encore faut-il savoir où les dénicher. Et quand on vient d’une petite université publique de second rang où l’on a dû lustrer le banc pendant trois longues années avant d’enfin pouvoir prouver sa valeur, les highlights sont rares et les chances d’être drafté dans les premiers tours sont minces. Microscopiques. Infinitésimales. Presque inexistantes. Et même si Kurt en est bien conscient, il préfère entretenir l’espoir. Aussi infime soit-il. Pour tout wannabe footballeur pro, c’est le grand jour. Celui qui peut lancer une carrière, ou bien la lapider avant même qu’elle n’ait véritablement débuté. Draft day.
« Après en avoir rêvé pendant si longtemps, tu n’attends qu’une seule chose : entendre ton nom être appelé, » confesse-t-il à l’Independent. « Tout ce long périple se résume à ça. Tu veux juste que quelqu’un te dise : « On te veut. » »
Personne ne prononcera son nom. Personne ne veut de lui. Quelqu’un a-t-il ne serait-ce que pensé à lui ? Même pas sûr.
« J’étais dans la vieille maison de mon enfance et j’ai regardé chacun des choix de cette draft en sachant parfaitement que je ne serais pas parmi les premiers tours. Mais tu ne sais jamais, alors tu restes assis là à espérer que ton nom soit appelé à chaque choix, mais je fais partie de ces gars qui ne l’ont jamais entendu. »
Il vient de griller un joker, mais pas le dernier. Sa seconde chance, il la jouera aux camps.
Non-drafté, le natif de l’Iowa est signé comme agent libre par Green Bay. Barré par la fougue de Brett Favre et les pédigrées un peu plus clinquants des jeunes Mark Brunell et Ty Detmer, Kurt se fait rapidement lourder. Il se voyait quarterback NFL, il se retrouve magasinier dans un supermarché paumé, fauché, contraint de rentrer chez lui à pied sous la neige après le travail quand sa voiture tombe en rade un soir d’hiver. Il n’avait pas assez d’argent pour faire le plein. Deux valises sous les yeux, il commence à douter. Pour la première fois.
L’Odyssée de Kurt
La NFL ne veut pas de lui, l’Arena Football League lui ouvre grand les bras. Être coupé par les Packers, « probablement la meilleure chose qui ne me soit jamais arrivée, » avouera-t-il rétrospectivement dans les colonnes de l’Independent des années plus tard.
Un 8 vs 8 à 100 à l’heure sur un petit terrain cerné par une foule souvent éméchée qui aime taper l’incruste dans les rencontres en échange de chèques de paye dignes des practices squads NFL. Un charme indéniable. Pour Kurt, le choc est violent, mais le courant passe vite. Précision, anticipation, déplacements rapides dans la poche, prises de décision express, vitesse d’exécution, l’instinct l’emporte sur la raison dans ce football d’arcade ultra spectaculaire. S’il doit s’adapter à un nouveau jeu, le quarterback doit appréhender une autre nouveauté : il joue.
« Je n’ai joué qu’une saison à l’université, je n’avais donc pas une très grande expérience et c’est là toute la beauté de l’Arena football. En tant que quarterback, dans des matchs où l’on marque 50, 60, 70 points, on attend de toi que tu plantes à chaque fois que tu touches le ballon. »
« Dans certains matchs, nous n’avions pas le choix de marquer sur chaque possession. Si tu manquais ton coup une seule fois, c’était la défaite assurée. La pression constante de jouer à son meilleur niveau pour l’ensemble de l’équipe m’a énormément apporté, » raconte-t-il au Des Moines Register en 1998.
Face à cette pression du résultat, dans un football supersonique, Kurt Warner apprend vite. Très vite. Et il y prend un plaisir fou. « Tu dois être le meilleur sur le terrain. » Et il le sera. Trois qualifications en playoffs en autant de saisons, des chiffres de mammouth chaque année, même en 97, malgré un os fracturé dans sa main droite, double AFL First-team All-Arena, futur AFL Hall of Famer, un jeu à son nom débarque même dans les bacs. « Ça va secouer entre les murs ! » prévient la jaquette. Tout roule pour Warner. Et quand tout va bien sur le terrain, c’est un nouveau drame personnel qui vient assombrir la vie des Warners. En avril 96, une tornade balaye Moutain View dans l’Arkansas et emporte la maison de ses beaux-parents. Le couple périt dans la catastrophe. Meurtrie, la famille tente tant bien que mal de garder le cap. Assise au milieu des soulons dans les estrades du Veterans Memorial Auditorium de Des Moines, Brenda, entourée de ses deux jeunes enfants, lutte pour se contenir quand Kurt lance une interception et que la foule déverse son fiel sur son futur mari.
« Il y avait beaucoup d’alcool dans les gradins et Kurt était en difficulté, » se souvient-elle dans Sport Illustrated en 99. « Tout le monde ignorait la tragédie qui venait de le frapper. Je leur demandais, « Pouvez-vous garder vos grossièretés pour vous ? Il y a des enfants ici. » Parfois ils obtempéraient, parfois non. On a entendu toutes les insultes imaginables dans ces tribunes. »
Pour sa dernière campagne indoor, le lanceur complète 65% de ses passes, empile 4149 yards, 79 touchdowns et seulement 15 interceptions. Même dans une ligue mineure comme l’Arena, ces chiffres de glouton ne peuvent pas laisser insensible. Le talent est là. Indéniable.
En 1996, quand Al Luginbill, coach des Amsterdam Admirals, vient lui faire les yeux doux, Kurt flaire le bon coup. Mais pas à n’importe quel prix. En Arena, le quarterback s’est bâti une jolie carrière et profite d’un bon train de vie. Un confort qu’il est prêt à lâcher à une condition : décrocher un entretien avec une franchise NFL au terme de sa première saison sur le Vieux Continent. Quelques semaines plus tard, l’entraîneur le rappelle : personne n’est intéressé. Sérieusement tenté malgré la gifle infligée à son égo, Warner décline pourtant l’offre. Une année s’écoule, Kurt épouse Brenda, adopte Jesse et Zachary et part en lune de miel en Jamaïque avec l’heureuse et inespérée perspective d’une rencontre avec les Bears à son retour. Un matin, pourtant, il se réveille et découvre horrifié qu’une araignée s’est offert un 5 services sur son coude droit, celui avec lequel il lance. Son bras transformé en balle de baseball, Chicago annule leur tête à tête. Quelques jours plus tard, un an après le rendez-vous raté avec l’Europe, le téléphone sonne de nouveau. Même question que 12 mois plus tôt. Même réponse. 13 coups de fil, 12 râteaux et un curieux. St. Louis. Les Rams entretiennent une relation de confiance avec Al Luginbill le Batave d’adoption chez qui ils ont déjà envoyé plus d’un joueur faire ses gammes. Kurt Warner est mis à l’essai.
« Étaient-ils vraiment intéressés ou faisaient-il simplement une faveur à Al, personne ne le saura jamais, » raconte le quarterback.
Kurt livre une prestation abominable, mais, une semaine plus tard, paraphe un contrat avec les Béliers. Dons de voyance, flair surhumain ou énième fleur ? Le numéro 13 n’en sait pas davantage, mais les grandes et lourdes portes de la NFL viennent de s’entrouvrir de quelques millimètres.
« Si je ne parviens pas à réaliser mon rêve aujourd’hui, je ne pense pas que j’aurais beaucoup d’autres chances de jouer dans la NFL un jour, » raconte-t-il au Des Moines Register en mars 98, à quelques semaines de rejoindre le camp d’entraînement de la World League of American Football, à Atlanta. « Pour moi, c’est l’aboutissement de tout ce pour quoi j’ai travaillé depuis que j’ai quitté l’université. »
28 ans, marié, père de famille, recalé de la NFL, star de l’Arena aux 10 164 yards, 183 touchdowns et deux Arena Bowls disputés, Warner débarque à Amsterdam au printemps 1998 avec une étiquette de jusqu’au-boutiste placardée sur le casque, mais aussi bien plus d’expérience que lorsqu’il avait été lourdé par les Packers 4 ans plus tôt. Depuis, il a joué des matchs, beaucoup, et a appris à gérer la pression des grands rendez-vous, à enchaîner les rencontres et les performances. Il est devenu un véritable athlète professionnel. Dans son corps, plus vif et plus robuste qu’avant, mais aussi dans sa tête. Une saison réussie en Europe et le quarterback décrochera son billet pour le camp d’été des Rams. Passes tentées, passes réussies, yards, touchdowns, le quarterback domine la concurrence dans toutes les catégories. À des milliers de kilomètres de là, il le sait, les GM de toutes les franchises NFL regardent ce qu’il se passe sur le Vieux Continent avec intérêt. À commencer par celui des Béliers, Charley Armey, qui rend régulièrement visite à Kurt au cours du printemps et croit dur comme fer en lui malgré son parcours à rallonge et son âge déjà avancé. L’un des rares. Peut-être bien le seul.
« Tu peux jouer à l’échelon supérieur, » lui lâche-t-il un jour.
Et même si Kurt Warner n’a jamais perdu son rêve des yeux, le doute est venu lui tenir compagnie plus d’une fois. Autant dire que les mots d’Armey ne font que décupler sa motivation. Non, ce n’est pas illusoire. La NFL est à portée de bras. Ses prières ont enfin été entendues. Chaque soir, après l’entraînement, il traverse le sulfureux Quartier Rouge d’Amsterdam pour aller nourrir son infatigable foi à l’église et entretenir la flamme.
Au terme d’une étape européenne réussie, Kurt a su rallier à sa cause d’autres soutiens au sein de l’organigramme des Rams. Si bien qu’il traverse rapidement l’océan Atlantique dans la direction opposée pour rejoindre le camp d’entraînement en tant que troisième homme d’une équipe incapable de gagner plus de 5 matchs un an plus tôt. Une brève apparition en semaine 17 dans un match sans le moindre intérêt, 11 passes tentées, 4 réussies, 39 yards. Anecdotique pour 99,99% du monde. Pas pour Kurt. Après des années d’un périple sans fin, il y est enfin. Il est un joueur NFL. Un second couteau, encore, mais son rendez-vous avec le destin se rapproche un peu plus. Il est là. À deux pas. Floqué du numéro 10.
La der des dernières chances
En 99, c’est le grand chamboulement sur le roster des Béliers. Titulaire quelques mois plus tôt, Tony Banks file à Baltimore pendant que sa doublure Steve Bono rejoint les Panthers pour un dernier baroud d’honneur. Le poste de numéro 1 vacant, les Rams offrent un contrat doré à Trent Green. L’ancien Redskin et natif de… Cedar Rapis, Iowa, promis à un rôle de titulaire, Kurt Warner lui refile son #10, récupère son numéro 13 chéri et grimpe d’un échelon dans la hiérarchie. Bien planqué en embuscade. Le 28 août 1999, pour l’avant-dernier match de préparation de l’été face aux Chargers, le genou de Trent Green croise le chemin de Rodney Harrison et vole en éclat. Quelques heures plus tard, l’ancien emballeur de nuit dans le Hy-Vee de Cedar Rapids est nommé quarterback titulaire des Rams. Il l’avait dit. Il n’a jamais cessé d’y croire. Il aura été au bout de son rêve. « Je savais, plus que quiconque, que je n’aurais pas d’autre chance, » conte-t-il le jour de son intronisation au Hall of Fame. « Elle était là. C’était ma dernière chance. »
« Je savais qu’il pouvait être une doublure solide, un gars à qui on pourrait faire confiance, » expliquera Dick Vermeil, coach de St. Louis. « Quand Trent s’est effondré, j’ai assuré à toute l’équipe que nous serions capables de gagner avec Kurt. Mais je ne m’attendais pas à ce qu’il joue si bien que ce soit lui qui nous fasse gagner. »
Véritable inconnu pour la vaste majorité des suiveurs de la NFL, obscure star de l’Arena Football devenu éphémère quarterback outre-Atlantique pour les mieux renseignés, Kurt est régulièrement confondu avec Curt Warner, ancien coureur star de Penn State passé par les Seahawks et les Rams de leur époque californienne. Son manque de reconnaissance est tel, qu’un an plus tôt, il reçoit un coup de fil du bureau de son propre agent lui demandant s’il accepterait de participer à un émission de radio pour parler du Sugar Bowl 1983. Kurt avec un K décroche son téléphone et appelle Mark Bartelstein, son agent : « Évidemment, j’adorerais ça. J’avais 12 ans à l’époque et je me souviens avoir regardé le match à la télévision. »
Un mois et demi plus tard, son nom est sur toutes les lèvres. Vitesse d’exécution, précision chirurgicale, robustesse à toute épreuve, vision de jeu épatante, puissance de frappe lunaire. Là où la plupart des jeunes quarterbacks draftés dans les premiers tours se heurtent à un mur lors de leurs débuts, Kurt, presque-rookie de bientôt 30 balais a déjà l’air d’un vétéran de la NFL.
« Beaucoup de jeunes joueurs ont énormément de difficultés à s’ajuster à la vitesse du football professionnel, » raconte Dick Vermeil. « Ce gamin, au contraire, est capable de ralentir le jeu, en partie grâce à son expérience en Arena Football. »
En 5 semaines et 4 matchs, Kurt vient de fracasser la grande porte de la NFL si longtemps restée fermée d’un gigantesque coup de crampons. 309 yards et 3 touchdowns face aux Ravens. Une petite semaine de repos pour se pincer et s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un rêve. 3 nouveaux touchdowns dans une promenade dominicale face à des Falcons finalistes quelques mois plus tôt. Plus de 300 yards et 3 autres touchdowns à Cincinnati sept jours plus tard. Puis le coup de maître.
En semaine 5, les Rams accueillent leur pire ennemi. Depuis une décennie, les 49ers n’ont de cesse de les tyranniser. 17 matchs, 17 défaites. Les Béliers sont la risée de toute la baie de San Francisco. Leur paillasson. Portés par un nouveau quarterback sans une once de complexe, galvanisés par 4 victoires en autant de matchs, les joueurs du Missouri vont piétiner les chercheurs d’or. 42-20. 5 touchdowns dans les airs. Kurt livre un récital et, quand la nuit tombe, St. Louis, si souvent raillée, est la seule franchise encore invaincue de toute la ligue. Sa carrière est officiellement lancée. 4 mois plus tard, couronné MVP de la saison régulière et du Super Bowl, il brandira le Trophée Vince Lombardi sous la voute du Georgia Dome au terme d’une finale d’anthologie. À 28 ans, Kurt n’a pas encore fini de faire parler de lui.
« Pour rien au monde je ne changerais quoi que ce soit aujourd’hui, car le parcours que j’ai emprunté demeurera unique à jamais, il n’y aura jamais rien de semblable. »
Kurt Winner.