24 décembre 1994. Des millions d’enfants attendent fébrilement que le Père Noël vienne déposer leurs cadeaux achetés par leurs parents au pied du sapin et se goinfrer de biscuits et de verres de lait au passage. L’excitation croît. L’attente est interminable. La magie de Noël. Seulement, pour espérer être gâté, encore faut-il avoir été sage. Et à ce petit jeu, les L.A. Rams font office de mauvais élèves. De cancres. Loin d’être des premiers de classe, les L.A. Raiders ont été nettement plus sages, mais se sont plantés à leur dernier contrôle de l’année. De quoi mériter une punition. Et quelle punition !
Dans un Anaheim Stadium qui sonne creux, les Rams et leurs 4 petits succès accueillent des Redskins qui n’ont gagné que deux fois en clôture de la saison. Duel au sommet de la médiocrité. De la nullité. Dans un match sans enjeux, sans passion et sans grand intérêt, les Californiens s’inclinent sur le fil (21-24) devant 25 705 spectateurs découragés qui se demandent s’ils n’auraient pas mieux fait d’en profiter pour boucler leurs courses de Noël. La pire affluence de l’année. La pire affluence de la franchise en 15 années dans l’enceinte d’Anaheim. 8 jours plus tôt, dans le même écrin, ils étaient 26 295 pour assister à une finale de division locale de lycée.
« Des sections entières du stade étaient totalement vides, » se souvient le head coach des Redskins, Norv Turner. « J’avais l’impression d’être à un match de lycée du vendredi soir. »
À 40 bornes de là, dans un Memorial Coliseum plein à craquer, lui, les Raiders aussi viennent de s’incliner. Clap de fin sur une saison au gout amer. Malgré un bilan de 9-7, les joueurs de Al Davis finissent à la 3e place de leur division et peuvent tirer un trait sur les playoffs. C’est la veille de Noël. La saison s’achève en catimini. Les joueurs retournent auprès de leurs familles pour célébrer les fêtes de fin d’année. La NFL vient de tirer le rideau dans le sud de la Californie. Pire, elle vient de faire ses adieux à la Cité des Anges. Mais ça, personne ne le sait encore. Ou presque.
The tale of two franchises
Les dirigeants des Rams n’attendaient que ça. L’opportunité parfaite pour une franchise qui n’a jamais caché son intérêt pour St. Louis depuis le départ des Cardinals vers le désert de l’Arizona en 1988. Sportivement, les Béliers sont à l’agonie. 5 saisons consécutives avec au mieux 6 petites victoires, des affluences en berne, pas de playoffs, un désintérêt croissant. Seul le derby de L.A. parvient à remplir le Anaheim Stadium.
« À l’époque on se marrait en chantant I’ll be home for Christmas. On la chantait dans le vestiaire ou sur le bord du terrain, » se rappelle le linebacker des Rams, Roman Phifer. « Nous étions toujours à la maison pour Noël. Nous ne faisions jamais les playoffs dans ce temps là. C’était malheureux. C’était une belle équipe, avec un groupe de types super. On se disait toujours qu’on ne s’était jamais autant amusé en perdant. Les choses ont changé quand nous avons rejoint St. Louis. »
Les Rams sombrent dans la léthargie. Il faut se réveiller. Et vite. Pour les dirigeants une seule solution : l’électrochoc indispensable passe par un déménagement. L’agent Leigh Steinberg a beau se démener corps et âme et lancer une campagne Save the Rams, la franchise semble bel et bien avoir fait son temps sur les rives du Pacifique. Il paraît bien être le seul à voir la menace qui plane non seulement sur les Rams, mais sur la ville toute entière.
« C’était une période frustrante, » se souvient-il. Les gens en ville n’arrêtaient pas de dire, ‘Ne te fais pas de soucis Leigh. Los Angeles est bien trop importante pour la ligue. Il n’ont aucune chance de négocier un nouveau contrat sur les droits TV sans franchise à Los Angeles. Même si les Rams et Raiders s’en vont, la NFL fera venir une nouvelle équipe ici.’ Je savais que ça n’était pas vrai. Je savais qu’il y avait de fortes chances que, si les Rams partaient, les Raiders leur emboiteraient rapidement le pas et qu’il n’y aurait aucune garantie que la NFL revienne. La ligue était en train de devenir tellement populaire que le marché dans lequel elle s’implantait importait peu. »
Steinberg a beau attendre que la propriétaire Georgia Frontiere quitte sa loge pour plaider sa cause et tenter de retenir les Rams, il ne la verra jamais quitter le stade. Le dernier espoir s’est envolé. Et les Béliers ne vont pas tarder à suivre la même trajectoire. Nés à Cleveland, les Rams étaient devenus la première franchise de la côte ouest en 1946. Cette année-là, ils étaient devenus la première formation NFL à signer un joueur noir, Kenny Washington. Les Rams conquièrent leur premier titre à Los Angeles en 1951. Le Fearsome Foursome y fait régner la terreur. Eric Dickerson y écrit l’histoire en engloutissant 2105 yards. Après 49 années au soleil, les Béliers ont besoin de se ressourcer dans les pâturages verdoyants du Midwest. Une issue redoutée par les fans, mais qui devient rapidement inéluctable.
« Win or lose. Stay or move. Rams fans forever. » Les t-shirts arborés par des centaines de fans lors de la réception des Redskins donnent le ton. Le parfum du départ plane déjà sur LA. Les fans en ont bien conscience, et les joueurs aussi. Jerome Bettis et compagnie semblent déjà avoir la tête ailleurs le 24 décembre.
« Je me doutais déjà que ça serait probablement notre dernier match là-bas, » se souvient le running back. « Depuis le début de la saison, on entendait des rumeurs sur un éventuel déménagement. C’était dur quand les fans se faisaient de moins en moins nombreux, et l’équipe n’allait pas au mieux non plus, mais L.A. était incroyable. J’aimais ça. Et quand j’ai entendu qu’on pourrait déménager à St. Louis, je me suis dit, ‘Quoi ?’. Je ne voulais pas y aller. Je ne connaissais rien de St. Louis, à part que c’était dans le Missouri. Honnêtement, tout ce que je savais, c’était ce que j’avais appris en géographie en primaire, que ça n’était pas loin de la rivière Mississippi. Je n’avais aucune idée de ce qu’il y avait d’autre là-bas, ni à quoi ça ressemblait, ou si nous aurions plus de soutien des fans que nous n’en avions [à L.A.]. Tout ce que je savais, c’est que ça serait différent. »
Le coureur arrache péniblement 48 yards, puis file au vestiaire, tête baissée. Lorsque Dale Kristien débarque sur la pelouse pour entonner l’hymne national, personne n’est là pour l’accueillir. Elle ne sait pas où aller et doit se renseigner auprès de joueurs qui n’en savent pas davantage. Les minutes s’égrainent. La fin approche. La défaite se profile à l’horizon. Dans la section 400, un homme mâchouille ses frites au soleil. Pas une âme qui vive à moins de 30 sièges de lui. Drôle d’atmosphère. Une sorte d’indifférence générale. Comme si le sort des Rams était déjà scellé. Washington vient de mettre fin à une série de 7 revers consécutifs. Les Rams viennent de perdre bien plus qu’un simple match de football. Et ils en ont parfaitement conscience.
« Nous ne gagnons pas, donc il faut bien que quelque chose change, » glisse le cornerback Todd Lyght au LA Times après la rencontre. « Si nous déménageons, peut-être bien que ça pourrait nous aider. »
L.A. la géante. L.A. la brillante. L.A la bouillante. L.A. la truculente. L.A. cette ville qui ne dort jamais, ce gigantesque parc d’attractions. Un terrain de jeu sans fin. Un marché sans nul autre pareil, mais une distraction de tous les instants. Todd Lyght le concède, les lumières scintillantes de la Cité des Anges constituent une arme de tentation massive qui nuit au professionnalisme des joueurs. À chaque coin de rue, une bonne raison de s’amuser plutôt que de s’entraîner et bosser son cahier de jeux. St. Louis ne connait pas ce problème assure le défenseur. Un compliment en guise de pique.
« Il n’y a pas grand-chose à faire à St. Louis, donc ça sera probablement plus facile de se concentrer sur le travail et les choses qui doivent être améliorées, plutôt que sur les plans de soirée après le match comme c’est le cas en ce moment. »
Pas d’effusions, pas de joie, pas de cœur. C’est l’abattement qui règne dans les travées parsemées du Anaheim Stadium à l’issue de la rencontre. De bien tristes adieux. À 40 kilomètres de là, rien à voir. Dans un Coliseum à guichets fermés, ce sont 64 130 fans « bruyants et colorés » qui espèrent recevoir leur cadeau de Noël avant l’heure : un billet pour les playoffs. Le quatrième en 5 ans.
« C’était déjà tendu sur le terrain, mais les fans étaient totalement hystériques – intimidants, beaucoup d’insultes crachées en pleine face, » se souvient le fullback des Chiefs, Kimble Anders. »Ils nous ont accueilli de la sorte à la seconde où nous avons posé un pied hors du bus, une grande partie d’entre eux ne faisait que hurler. Ils portaient des costumes, avaient de la peinture noir et argent sur le visage, la totale. Un type sortait du lot. Il était plus grand, baraqué, et avait ces pointes qui lui sortaient des épaules. Je me souviens de lui parce qu’il ne m’a pas lâché du match. »
Une même ville, deux franchises, l’une en pleine décrépitude, l’autre en pleine effervescence, mais une même destinée. Les Raiders s’inclinent face aux Chiefs de son altesse Joe Montana (9-19). L’ancien 49er vient de lancer son 273e et dernier touchdown. Les joueurs de KC filent en séries, ceux de LA, non. Une immense désillusion. Un signe annonciateur. Un mauvais présage, car le pire reste à venir. « Une terrible déception ». « Les Raiders reviendront en force et meilleurs que jamais en 1995 ». Après la rencontre, il n’est nulle part fait mention d’un déménagement. Personne ne l’envisage. Les esprits sont déjà tournés vers la prochaine saison des L.A. Raiders. Pourtant, les L.A. Raiders viennent de jouer leur dernier match. Dans l’ombre, en coulisse, loin des oreilles indiscrètes, l’avenir de la franchise se joue déjà. Et il se joue plus au nord de la Californie. Dans la baie de San Francisco. Les L.A. Raiders font déjà partie du passé.
Deux déménagements, deux agendas
Si avant même le revers en clôture de la saison 1988 les Rams semblent déjà sur la passerelle d’embarquement direction le Far East, rien ne laisse présager du tremblement de terre qui va ébranler les Raiders. Le déménagement à St. Louis ne sera qu’une formalité pense-t-on. C’est sans compter sur les autres propriétaires. En mars, les Béliers se prennent un râteau en bonne et due forme. 21 voix contre, 3 pour. Les autres franchises voient d’un mauvais œil leurs envies d’ailleurs. Pas de quoi décourager la propriétaire Georgia Frontiere d’envoyer ses Rams dans sa St.Louis natale. Une menace de procès et un petit mois d’attente plus tard, les proprios rectifient leur verdict : 23 pour, 6 contre. Les St. Louis Rams viennent de voir le jour. La stratégie agressive de Georgia s’est avérée payante.
« Avoir une ligue sans conflits internes était primordial, » se souvient le Commissioner de l’époque, Paul Tagliabue. « Nous voulions être en paix, pas en guerre. »
Joueurs, coachs, salariés, c’est l’heure du grand déménagement. Même les cheerleaders sont conviées à rejoindre le Missouri. Seule l’une d’entre elles le fera. Deux autres fileront du côté d’Oakland, chez les Raiders.
« La plupart d’entre nous étions des Californiennes pure jus, » explique Liza Macawili. « Tout laisser pour partir à St. Louis, ça n’était vraiment pas une décision facile à prendre. »
Elle attendra un an, puis deux, avant de se résigner. Le retour du football à L.A. ne se fera pas de si tôt. Une page se tourne. Les Rams font leurs adieux, non sans une pointe d’émotion.
« Je suis ravi pour les fans de St. Louis, et j’espère que les fans de L.A. auront droit à une autre équipe NFC, » s’enthousiasme le président des Rams, John Shaw.
Plein de bons sentiments, de belles intentions, mais le processus est déjà enclenché et rien ne pourra le stopper. Non, L..A. n’aura pas de nouvelle équipe pour remplacer des Rams sur le départ. Pire, elle va bientôt perdre la seule qui lui reste. En juin 95, sans prévenir et sans que personne ne l’ait vu venir, Al Davis annonce qu’il veut rendre les Raiders à Oakland. Comme si après 13 années à squatter le Memorial Coliseum, le propriétaire était déjà lassé. L’air chaud du sud de la Californie leur réussit plutôt bien pourtant et leur a permis de décrocher un Super Bowl 10 ans plus tôt. En 82, Davis s’était même battu pour rejoindre L.A. en force, en lançant des poursuites antitrust contre la NFL. Deux mois plus tard, le retour des Raiders dans la baie est acté. Pour le premier match de présaison à domicile, ils sont près de 50 000 à se masser dans l’autre Coliseum, celui d’Oakland, pour saluer leurs joueurs après 13 années d’exil.
Si certains à Los Angeles restent indifférents à l’exode estival du football, loin de la Cité des Anges, d’autres gardent un goût très amer dans la bouche. C’est le cas de Nate Holden, conseiller municipal et qui n’a jamais porté Al Davis dans son cœur.
« Ce qu’il a fait à la ville de Los Angeles est mal. Il a tourné le dos aux gens qui le soutenaient, et ils étaient de moins en moins nombreux. Il les a laissés tomber comme s’ils n’existaient pas, comme s’ils n’étaient rien. »
En l’espace de deux mois, sans crier garde, la deuxième plus grande ville du pays vient de perdre ses deux équipes. La grande orpheline. À l’époque une chose semble sûre, L.A. retrouvera rapidement une franchise NFL. Browns, Cardinals, Seahawks, Buccaneers, tous sont intéressés par ce lucratif marché. Mais les années passent, et rien ne se passe.
« Ahurissant, » déclarait en 2014 John fox, coordinateur défensif des Raiders en 94. « Quand les Rams et Raiders ont quitté LA, on pensait que ça prendrait quelques années, peut-être juste une seule, avant que la NFL ne revienne. Mais que cela prenne autant de temps est incroyable. »
Los Angeles s’y fait. Privée de foot pro, elle se tourne vers ses universités, les UCLA Bruins et les USC Trojans. Au fil des saisons, l’anomalie persiste : la ville du show, du spectacle, de l’exubérance demeure privée du plus gros spectacle sportif dans la patrie de l’Oncle Sam. Il aura fallu attendre 20 ans. Presque 21. Après un exil sur les rives du fleuve Missouri, les Rams sont de retour, prêts à replonger leurs sabots dans le sable fin des plages californiennes.
« Nous n’en avons pas encore fini avec la pénurie d’eau, mais la disette de football est terminée, » se réjouissait le maire, Eric Garcetti.
Après plus de deux décennies sans le moindre match NFL dans la Cité des Anges, la grande ligue retrouve Los Angeles pour une durée indéterminée. En 95, L.A. perdait ses deux franchises en l’espace de deux mois. 21 ans plus tard, elle pourrait bien en retrouver deux d’un coup. Le retour à la normale.