Loin de tomber en lambeaux, l’héritage laissé par Curly Lambeau a su perdurer au fil des années. De Vince Lombardi à Mike McCarthy en passant par Mike Holmgren, ils ont su honorer la culture de la gagne inculquée par le fondateur des Packers. Premier joueur, premier coach et père de la franchise de Green Bay, il en est l’incarnation, l’âme, le bâtisseur.
Des cartons au terrain
Né à Green Bay à la veille du 20e siècle, Earl Louis Lambeau baigne dans le football. Capitaine de l’équipe du lycée de Green Bay East lors de sa dernière année en 1917, il rejoint les rangs de la prestigieuse université de Notre Dame. Une véritable institution. Il ne restera pourtant pas longtemps sous les ordres du légendaire Knute Rockne. Victime d’un cas sévère d’angine, il doit retourner dans son Wisconsin natal avant son année de sophomore. Son avenir de footballeur s’assombrit. Mais pas au point d’étancher sa soif de ballon ovale.
Depuis sa naissance en 1898, Green Bay a bien grandi. De petite ville de même pas 10 000 âmes au tournant du siècle, la localité s’est muée en agglomération de plus de 30 000 habitants au début des années 20, profitant de l’essor de l’industrie du papier dans la région. Devenu commis à l’expédition chez la Indian Packing Company, il n’a pas renoncé à ses rêves de football. Si bien que dans sa tête et celle de George Calhoun, journaliste sportif à la Green Bay Press-Gazette, germe une idée dingue : bâtir une équipe semi-professionnelle de football. Le 11 août 1919, les deux hommes réunissent de potentiels futurs joueurs à la rédaction. L’employeur de Lambeau débourse 500 dollars pour les équipements et accepte de financer la folle entreprise. À une seule condition : que la nouvelle équipe porte le nom de sa compagnie. Les Green Bay Packers viennent de voir le jour. En ancien élève de Notre Dame qu’il est, Lambeau adopte le bleu et or des Fighting Irish. Si l’idée de renommer la franchise « Blues » fût un temps envisagée dans les années 20, elle n’aboutira jamais.
Après une première saison victorieuse face à des rivaux locaux et sous l’impulsion de leurs ambitieux fondateurs, les Packers rejoignent l’American Professional Football Association en 1921. Pas pour longtemps. L’équipe est exclue après avoir illégalement fait appel à des joueurs universitaires. L’année suivante, Lambeau tire 50 dollars de sa poche et sa formation réintègre la ligue, nouvellement reformatée et désormais appelée National Football League. Des 18 franchises de ce championnat flambant neuf, seules trois ont survécu : les Packers, les Bears et les Cardinals. Avec le soutien financier du propriétaire de la Gazette, Andrew B. Turnbull, la petite équipe survit. L’année suivante, Turnbull convainc des investisseurs locaux de prendre des parts. Les Packers deviennent une organisation à but non lucratif. Green Bay tient sa première équipe de sport professionnel. Elle ne la lâchera plus. Les histoires de sous réglés, il est temps de s’occuper du terrain.
Fondateur de la franchise, Curly Lambeau en devient également le premier coach, joueur et capitaine. Running back honorable, c’est avant tout de par son génie stratégique qu’il va briller. Adoptant la technique des passes en avant de Knute Rockne, une première pour une équipe professionnelle, il bâtit un cahier de jeux offensifs complexe. Ses tracés prédéfinis à l’avance et savamment pensés pour les receveurs sont inédits. Rapidement, les Packers deviennent une redoutable machine de guerre. Après s’être appuyée sur des talents locaux à sa naissance, la franchise se met à piocher dans le vivier universitaire et le monde professionnel dès 1922. Compétitive sur le terrain, la jeune équipe prend sa place dans le paysage de la nouvelle ligue.
Entraîneur-joueur pendant 11 ans, il érige les fondations d’une véritable machine à gagner. C’est avec un tout premier titre en poche qu’il raccroche les crampons en 1929 pour se consacrer exclusivement au coaching. Cette année là, invaincus (12-0-1), les hommes et coéquipiers de Lambeau réduisent leur adversaire au silence à huit occasions. Dans la vague de ce premier sacre, les Packers remportent le championnat les deux années suivantes et enregistrent une série record de 30 succès consécutifs dans leur antre glacial. Un triplé inédit, plus tard égalé par un certain Vince Lombardi. Les hommes du Wisconsin conquièrent trois nouvelles couronnes en 1936, 1939 et 1944. Lors de ses 27 premières campagnes, Lambeau ne concède qu’une saison négative.
Une âme de général
Précurseur sur le terrain, Lambeau l’est également en dehors. Nombre de ses méthodes font aujourd’hui encore office de norme élémentaire. À commencer par les camps d’été et les séances vidéos. Les Packers seront également la première formation à effectuer leurs déplacements par avion. La construction d’un centre d’entraînement dédié à la franchise du côté de Rockwood Lodge en 1946 est également une première. Une initiative qui, en plus de lui coûter 50 000 dollars, lui vaudra l’ire de ses associés et précipitera son départ en 1949. Sur les bords du lac Michigan, il veut tout contrôler. Du terrain, aux coulisses. Imposant sa volonté.
« C’est non seulement grâce à sa connaissance du jeu que Curly Lambeau a réussi, mais aussi parce qu’il savait ce qu’il voulait, » explique l’ancien Packer Ken Kranz. « Il était extrêmement strict. Il voulait que les choses soient faites d’une certaine manière. Il voulait que vous soyez en permanence à l’heure et refusait que vous sortiez le soir. »
Une discipline presque militaire qui n’est pas du goût de tous et qui lui doit le mépris de certains de ses joueurs. Jamais il ne sera porté en triomphe. Car en plus de sa rigueur, il ne brille pas vraiment par sa sincérité et sa confiance. Une personnalité nébuleuse, difficile à saisir.
« Je ne sais pas si les joueurs respectaient autant Curly qu’ils le craignaient, » explique un de ses coachs assistants en 1949, Bob Snyder. « Beaucoup de gars n’aimaient pas Paul Brown. Beaucoup de gars n’aimaient pas Vince Lombardi. Mais ils les respectaient. Je pense qu’ils étaient juste terrifiés par Curly. »
S’il n’est pas un tyran, il est le patron. Aucun doute là-dessus. Et mieux vaut lui obéir sans ciller sous peine de recevoir une gifle ou de se voir infliger une amende démentielle à une époque où le salaire d’un footballeur professionnel est encore dérisoire. Quand un joueur coûte la victoire, il n’a aucun scrupule à le fustiger. Si nombreux sont ceux à souligner ses qualités de tacticien, d’autres se montrent plus sceptiques.
« Quand j’ai rejoint le staff, j’ai été surpris, » confie Bob Snyder. « Nous avions très peu de réunions. Il n’y avait pas l’air d’y avoir de véritable système. Les jeux vers la gauche n’étaient pas les mêmes que ceux vers la droite. Et je ne me souviens pas de séances vidéo. »
Mais si la supposée science tactique de Curly Lambeau ne semble pas faire l’unanimité, ses talents de motivateurs ne font guère de doute. Et c’est peut-être finalement là sa plus grande force.
Premier entraîneur résolument tourné vers les airs, il a su transmettre à ses joueurs la même impatience et la même énergie qui l’habitaient. À l’époque pourtant, les règles régissant la NFL rendent difficile l’usage des passes vers l’avant. Pas de quoi calmer l’enthousiasme du coach, lui-même habile dans l’art de lancer le cuir. Les Packers pilonnent à tout va. Peu importe le moment, le nombre de tentatives, l’endroit du terrain. Une stratégie révolutionnaire et payante. Sa rigueur et son perfectionnisme ont permis aux Packers d’écraser les années 30, s’érigeant en véritable dynastie.
La naissance d’un nouveau culte
Sous son impulsion, c’est toute une ville qui se prend d’amour pour ses Packers. Dans la vague de Curly Lambeau et George Halas et ses Bears, c’est tout un pays qui se découvre une passion immodérée pour le ballon ovale. Sans eux, les Vince Lombardi, Paul Brown et autres John Madden ou Bill Walsh n’auraient probablement jamais existé. Un nouveau culte est né, celui du football dominical. Et dans le Wisconsin, il se pratique en vert et jaune. Entreprise communautaire, détenue par ses fans dès 1922, la franchise a su conquérir non seulement une ville, mais tout un état. De Madison à Milwaukee en passant par Eau Claire et Kenosha.
En 1927, la ligue décide de réduire de presque moitié le nombre de ses franchises. Une coupe drastique qui frappe en priorité les petites villes. Alors que ses voisines de Milwaukee et Racine disent adieu à la NFL, Green Bay et son minuscule marché survivent, preuve de sa compétitivité et de son enracinement dans la ligue. Aujourd’hui encore, la ville et ses 100 000 habitants font figure d’anomalie au milieu des mégalopoles millionnaires de la ligue.
Des bisbilles internes, des soucis financiers, des rumeurs de déménagement, le départ du receveur vedette Don Hutson et deux saisons négatives en 48 et 49 ont raison de Lambeau. Le coach quitte sa bien aimée franchise en février 1950. Après deux saisons à la tête des Chicago Cardinals et deux autres aux commandes des Washington Redskins, il annonce sa retraite en 1955. Clap de fin d’une carrière longue de 35 ans. En 33 années de joutes acharnées dans la NFL, Curly Lambeau a amassé 229 succès, 134 revers et 22 nuls. Aujourd’hui encore, il trône parmi les tout meilleurs. Seuls trois entraîneurs ont dirigé et remporté davantage de rencontres.
Membre de la toute première promotion du Hall of Fame en 1963, il est foudroyé par une crise cardiaque le 1er juin 1965, à Sturgeon Bay, dans son Wisconsin natal. Trois mois plus tard, le New City Stadium est rebaptisé en l’honneur de son fondateur et devient le Lambeau Field. Les hommes de Lombardi y gagnent trois titres consécutifs. Un bel hommage. Près de 50 ans après sa disparition, Curly Lambeau, le bras tendu, le doigt pointé vers l’avant, veille toujours amoureusement sur ses Packers. Contemplant leurs nombreux succès en compagnie de Vince Lombardi. Bien des décennies ont passé, mais les hommes de Green Bay continuent de faire honneur à leur bâtisseur.